Littérature russe — Fyodor Dostoïevski (Достоевский Фёдор Михайлович) 1821 – 1881



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J’oubliais momentanément tout mon passé, qui maintenant était si cher à mon cœur, comme pour mieux prévoir l’avenir inconnu qui me menaçait... Je me rappelle cette minute comme si je la vivais de nouveau, si fortement elle se grava dans ma mémoire.

Je tenais dans mes mains la lettre et le livre ouvert ; mon. visage était mouillé de larmes. Soudain, j’eus un frisson de peur : j’entendais une voix que je connaissais. Au même moment, je sentis qu’on arrachait la lettre de ma main. Je poussai un cri et me retournai. Piotr Alexandrovitch était devant moi. Il me saisit par le bras, me maintenant fortement sur place. Le bras droit tendu vers la lumière, il tâcha de lire la lettre. Je poussai un cri. Plutôt mourir que laisser cette lettre entre ses mains. À son sourire triomphant, je compris qu’il avait pu lire les premières lignes. Je perdais la tête. Je me précipitai sur lui sans savoir ce que je faisais et lui arrachai la lettre des mains. Tout cela se passa si vite que je ne comprenais pas moi-même comment la lettre se trouvait de nouveau en ma possession. Mais remarquant son intention de me la reprendre, je la cachai hâtivement dans mon corsage, et reculai de trois pas. Pendant une demi-minute nous nous regardâmes l’un l’autre en silence. Je frissonnais encore de peur. Lui, pâle, les lèvres tremblantes, bleuies de colère, rompit le premier le silence.

— Assez, dit-il d’une voix sourde d’émotion. Vous ne voulez pas, je pense, que j’emploie la violence. Alors donnez-moi cette lettre de bonne volonté.

Ce fut seulement alors que je me ressaisis. L’offense, la honte, l’indignation contre sa brutalité m’avaient bouleversée. Des larmes brûlantes coulaient sur mes joues empourprées. Je tremblais toute d’émotion, et, pendant un certain temps, il me fut impossible de prononcer un mot.

— Avez-vous entendu ? dit-il en faisant deux pas en avant.

— Laissez-moi ! Laissez-moi ! m’écriai-je en m’éloignant de lui. Vous avez agi bassement, vous vous êtes oublié. Laissez-moi passer !

— Comment ! Qu’est-ce que cela signifie ! Et vous osez encore prendre ce ton... après que vous... Donnez-moi cette lettre, vous dis-je.

Il avança encore vers moi ; mais ayant jeté un regard sur moi, il vit dans mes yeux tant de résolution qu’il s’arrêta comme s’il avait réfléchi.

— Bon, dit-il enfin sèchement, comme s’il avait pris une décision. Cela viendra à son tour, mais d’abord...

Il jeta un regard circulaire.

— Vous... Qui vous a laissé entrer dans la bibliothèque ? Pourquoi cette armoire est-elle ouverte ? Où avez-vous pris la clef ?

— Je ne répondrai pas, dis-je. Je ne puis pas parler avec vous... Laissez-moi ! Laissez-moi !

J’avançai vers la porte.

— Permettez, dit-il en me prenant la main ; vous ne vous en irez pas comme cela...

Sans mot dire, j’arrachai ma main et de nouveau fis un mouvement vers la porte.

— C’est bon. Mais cependant je ne puis pas vous permettre de recevoir, dans ma maison, des lettres de vos amants !

Je poussai un cri et le regardai comme une folle.

— C’est pourquoi...

— Arrêtez ! m’écriai-je. Comment pouvez-vous... Comment avez-vous osé me parler ainsi ?... Mon Dieu ! mon Dieu !

— Quoi ! Quoi ! Vous menacez encore ?

Je le regardai, pâle, folle de désespoir.

Cette scène entre nous était arrivée au dernier degré de haine. Je le suppliais par mon regard de ne pas continuer. J’étais prête à pardonner l’offense, pourvu qu’il s’arrêtât. Il me regardait fixement, et, visiblement, hésitait.

— Ne me poussez pas à bout ! murmurai-je effrayée.

— Non, il faut en finir avec cela, dit-il enfin comme se ressaisissant. J’avoue que ce regard me fait hésiter, ajouta-t-il avec un sourire étrange, mais, malheureusement c’est clair, j’ai pu lire le commencement de la lettre, c’est une lettre d’amour... Non, vous ne me dissuaderez pas. Si j’ai pu douter un moment, cela prouve seulement qu’à toute vos belles qualités je dois ajouter la capacité de mentir merveilleusement. C’est pourquoi je répète...

À mesure qu’il parlait, la colère déformait de plus en plus son visage. Il pâlissait, ses lèvres tremblaient, de sorte que les dernières paroles, il les prononça avec beaucoup de difficulté. La nuit tombait. J’étais sans défense, seule devant un homme qui pouvait insulter une femme. Enfin tout était contre moi. Je souffrais de honte, je ne pouvais pas comprendre la colère de cet homme. Sans lui répondre, hors de moi de peur, je me jetai hors de la bibliothèque et ne m’arrêtai qu’au seuil de la chambre d’Alexandra Mikhaïlovna. À ce moment j’entendis des pas. Déjà j’allais entrer, quand tout d’un coup je m’arrêtai comme frappée de la foudre.

« Que va-t-il arriver avec elle ? pensai-je. Cette lettre ! Non, tout plutôt que ce dernier coup dans son cœur ! »

Et je fis un pas en arrière. Mais il était trop tard. Il était près de moi.

— Allons où vous voudrez ; seulement pas ici, pas ici, chuchotai-je en lui saisissant le bras. Ayez pitié d’elle ! Je retournerai dans la bibliothèque, si vous le voulez...Vous la tuerez !

— C’est vous qui la tuerez, répondit-il en m’écartant.

Tout mon espoir s’évanouit. Je compris qu’il voulait précisément transporter toute la scène chez Alexandra Mikhaïlovna.

— Au nom de Dieu ! dis-je en le retenant de toutes mes forces.

Mais à ce moment, la portière se souleva et Alexandra Mikhaïlovna se trouva devant nous. Elle regardait étonnée ; son visage était plus pâle encore que de coutume ; ses jambes la portaient à peine. On voyait qu’elle avait fait de grands efforts pour venir jusqu’à nous quand elle avait entendu nos voix.

— Qu’y a-t-il ? De quoi parliez-vous ? demanda-t-elle en nous regardant avec étonnement.

Le silence dura quelques instants. Elle était pâle comme une morte. Je me jetai vers elle, l’embrassai fortement et l’entraînai dans son boudoir.

Piotr Alexandrovitch nous suivit. Je cachai mon visage sur la poitrine d’Alexandra Mikhaïlovna et l’embrassai de plus en plus fort.

— Qu’as-tu ? Qu’avez-vous ? demanda-t-elle pour la seconde fois.

— Demandez-le-lui. Hier vous l’avez défendue si chaleureusement ! dit Piotr Alexandrovitch en tombant lourdement dans un fauteuil.

J’étreignais de plus en plus fort Alexandra Mikhaïlovna.

— Mon Dieu ! Qu’y a-t-il donc ? prononça-t-elle terriblement effrayée. Vous êtes si surexcités tous les deux. Elle tremble, elle pleure... Annette, dis-moi ce qui s’est passé entre vous ?

— Non, permettez, moi d’abord... dit Piotr Alexandrovitch en s’approchant de nous. Il me prit par le bras et m’éloigna d’Alexandra Mikhaïlovna.

— Restez ici, dit-il en m’indiquant le milieu de la chambre. Je veux vous juger devant elle qui vous a tenu lieu de mère. Et vous, calmez-vous, et asseyez-vous, ajouta-t-il en aidant Alexandra Mikhaïlovna à s’asseoir dans un fauteuil. Je regrette de ne pouvoir vous délivrer de cette pénible explication, mais elle est nécessaire.

— Mon Dieu ! Que peut-il y avoir ! prononça Alexandra Mikhaïlovna affreusement angoissée et portant son regard tantôt sur moi, tantôt sur son mari.

Je me tordais les mains, pressentant le moment fatal. De lui je n’attendais plus de pitié.

— En un mot, poursuivit Piotr Alexandrovitch, je voudrais que vous fussiez juge avec moi... Toujours (c’est une de vos fantaisies), toujours vous aviez pensé, mais, je ne sais comment m’exprimer... je rougis de telles suppositions... en un mot, vous la défendiez, vous m’accusiez d’une sévérité déplacée, vous faisiez allusion à un autre sentiment qui, soi-disant, provoquait cette sévérité, vous... Mais je ne sais pas pourquoi je ne surmonterais pas mon embarras à l’idée de vos suppositions, pourquoi je ne parlerais pas ouvertement, devant elle... En un mot, vous...

— Oh ! vous ne ferez pas cela ! Non, vous ne le direz pas !.. s’écria Alexandra Mikhaïlovna toute émue, rouge de honte. Non, vous aurez pitié d’elle. C’est moi qui ai imaginé tout cela ! Maintenant je n’ai plus aucun soupçon. Pardonnez-moi ! Excusez-moi ! Je suis malade, il faut me pardonner. Mais seulement ne lui dites pas... Non... Annette, dit-elle en avançant vers moi, Annette, va-t’en d’ici, plus vite, plus vite. Il plaisantait... C’est moi qui suis coupable de tout cela... C’est une plaisanterie déplacée...

— En un mot vous étiez jalouse d’elle, dit Piotr Alexandrovitch, jetant ses paroles sans pitié en réponse à sa supplication.

Elle poussa un cri, pâlit et s’appuya à un siège, ses jambes ne pouvant plus la soutenir.

— Que Dieu vous pardonne, prononça-t-elle enfin d’une voix faible. Pardonne-moi, Niétotchka ; pardon pour lui... C’est moi qui suis coupable de tout cela... j’étais malade et...

— Mais c’est de la tyrannie ! C’est une honte, une lâcheté ! m’écriai-je folle de rage, comprenant enfin tout, comprenant pourquoi il avait voulu me juger devant sa femme. C’est digne de mépris, vous...

— Annette ! s’écria Alexandra Mikhaïlovna, terrifiée, en me saisissant la main.

— Comédie, comédie et rien de plus ! prononça Piotr Alexandrovitch très ému. Comédie, vous, dis-je, continua-t-il en regardant fixement sa femme. Et dans cette comédie, la seule bernée, c’est vous. Croyez que nous..., prononça-t-il en suffoquant et en me désignant, croyez, que nous n’aurons pas peur de pareilles explications. Croyez que nous ne sommes déjà plus si chastes... pour nous offenser, rougir, et nous boucher les oreilles, quand on nous parle de choses pareilles. Excusez, je m’exprime nettement, grossièrement peut-être, mais il le faut ainsi... Êtes-vous sure, madame, de la bonne conduite de cette... demoiselle ?

— Mon Dieu ! qu’avez-vous ? Vous vous oubliez, prononça Alexandra Mikhaïlovna médusée, morte de peur.

— Je vous prie..., pas de phrases, continua d’un ton méprisant Piotr Alexandrovitch. Je n’aime pas cela. La chose est simple, vulgaire, nullement compliquée. Je vous interroge sur sa conduite. Connaissez-vous...

Mais je ne le laissai pas achever. Le saisissant par le bras, je le tirai violemment de côté ; encore un moment et tout pouvait être perdu.

— Ne parlez pas de la lettre, chuchotai-je rapidement, vous la tueriez sur le coup. Elle ne peut pas me juger, parce que je sais tout... Comprenez-vous, je sais tout !

Il me regarda fixement, avec une curiosité sauvage, et se troubla. Le sang lui monta au visage.

— Je sais tout, tout, répétai-je.

Il hésitait encore. La question était au bout de ses lèvres. Je le prévins.

— Voici, ce qu’il y a eu, dis-je à haute voix, très vite, en m’adressant à Alexandra Mikhaïlovna, qui nous regardait très étonnée. Je suis seule coupable. Il y a déjà quatre ans que je vous trompe. Je me suis approprié la clef de la bibliothèque et pendant quatre ans j’ai lu en cachette. Piotr Alexandrovitch m’a surprise lisant un livre qui... ne pouvait pas, ne devait pas être entre mes mains. Dans sa crainte pour moi, il a exagéré le danger à vos yeux. Mais je ne me justifie pas. Je suis coupable. La tentation était plus forte que moi et, ayant commis cette faute une fois, j’ai eu honte ensuite d’avouer mon acte. Voilà tout, presque tout ce qui s’est passé entre nous...

— Bien imaginé ! chuchota près de moi Piotr Alexandrovitch.

Alexandra Mikhaïlovna m’écoutait avec une attention profonde, mais la méfiance se reflétait sur son visage. Elle regardait à tour de rôle tantôt moi, tantôt son mari. Le silence s’établit. Je respirais à peine. Elle inclina la tête sur sa poitrine et ferma les yeux, pesant évidement chacun des mots que j’avais prononcés. Enfin elle releva la tête et me regarda fixement.

— Niétotchka, mon enfant, je sais que tu ne sais pas mentir, prononça-t-elle. C’est tout ce qui s’est passé, absolument tout ?

— Tout, répondis-je.

— Est-ce tout ? demanda-t-elle à son mari.

— Oui, tout, dit-il avec effort, tout.

Je respirai.

— Tu me donnes ta parole, Niétotchka ?

— Oui, répondis-je sans hésiter.

Mais je ne pus m’empêcher de regarder Piotr Alexandrovitch. Il souriait en m’entendant donner ainsi ma parole. Je rougis et mon trouble n’échappa point à la pauvre Alexandra Mikhaïlovna. Une angoisse indicible se reflétait sur son visage.

— C’est bien, dit-elle tristement. Je vous crois. Je ne puis pas ne pas vous croire.

— Je pense que cet aveu suffit, prononça Piotr Alexandrovitch. Vous avez entendu ?

Alexandra Mikhaïlovna ne répondit point. La scène devenait de plus en plus pénible.

— Demain même je réviserai tous les livres, continua Piotr Alexandrovitch. Je ne sais pas ce qu’il y avait encore là-bas, mais...

— Et quels livres a-t-elle lus ? demanda Alexandra Mikhaïlovna.

— Quels livres ? Répondez, vous, dit-il en s’adressant à moi. Vous savez mieux expliquer. Expliquez, dit-il avec un sourire retenu.

J’étais confuse et ne pouvais prononcer une parole. Alexandra Mikhaïlovna rougit et baissa les yeux. Un long silence suivit. Piotr Alexandrovitch marchait à travers la chambre.

— Je ne sais ce qu’il y a eu entre vous, commença enfin Alexandra Mikhaïlovna, en prononçant craintivement chaque mot, mais si ce n’est que cela, continua-t-elle, si ce n’est que cela... je ne comprends pas pourquoi nous tous devons être si tristes et si désespérés. C’est moi en cela qui suis la plus coupable, moi seule, et cela me tourmente. J’ai négligé son éducation, et c’est moi qui dois répondre pour tout. Elle doit me pardonner ; je m’accuse et n’ose la blâmer. Mais, de nouveau, pourquoi devons-nous désespérer ? Le danger est passé. Regardez-la, dit-elle en s’animant de plus en plus et jetant un regard scrutateur sur son mari. Regardez-la. Cet acte imprudent a-t-il eu des conséquences quelconques ? Est-ce que je ne la connais pas, elle, mon enfant, ma fille ? Est-ce que je ne sais pas que son cœur est pur et noble, que dans cette jolie tête, continua-t-elle en me caressant et m’attirant vers elle, l’esprit est clair et que sa conscience a peur du mensonge ? Assez, mes amis, assez. Sûrement quelque chose d’autre s’est glissé entre nous et a mis sur nous son ombre hostile, mais nous en triompherons par l’amour, par l’accord. Peut-être y a-t-il entre nous trop de choses qui n’ont pas été dites, et la faute m’en est-elle imputable. C’est moi la première qui me suis cachée de vous ; c’est moi qui ai eu Dieu sait quels soupçons... Mais... Si nous nous sommes expliqués un peu, vous deux devez me pardonner, parce que... parce qu’enfin il n’y a pas grand péché dans ce que j’ai soupçonné...

Après avoir dit cela, elle regarda son mari timidement, en rougissant, et, angoissée, attendit ses paroles. À mesure qu’il l’écoutait, un sourire moqueur se montrait sur ses lèvres. Il cessa de marcher et s’arrêta droit devant elle. Il semblait jouir de sa confusion.

Ce regard fixé sur elle la troubla. Il attendit un moment comme se demandant ce qui allait se passer ensuite. La gêne d’Alexandra Mikhaïlovna redoublait. Enfin il interrompit la pénible scène d’un rire long et moqueur.

— Je vous plains, pauvre femme, dit-il enfin sérieusement, en cessant de rire. Vous avez assumé une tâche au-dessus de vos forces. Qu’avez-vous voulu ? Vous avez voulu me pousser, par cette réponse, m’accabler de nouveaux soupçons ou mieux de vieux soupçons que vous avez mal cachés dans vos paroles. Le sens de vos paroles dit qu’il n’y a pas à se fâcher contre elle, qu’elle est très bonne même après la lecture de livres immoraux, dont la morale, il me semble, a déjà porté quelques fruits, et qu’enfin vous-même vous portez garante pour elle, n’est-ce pas ? Puis, après avoir expliqué cela, vous faites allusion à quelque chose d’autre. Il vous semble que ma méfiance et ma sévérité partent d’un autre sentiment. Hier vous avez même fait une allusion... Je vous en prie, ne m’interrompez pas, j’aime à parler nettement. Hier, vous avez fait allusion que chez certaines personnes l’amour ne peut se manifester autrement que par de la dureté, des soupçons, des persécutions. Je ne me rappelle pas bien si ce sont exactement ces termes que vous avez employés hier... je vous en prie, ne m’interrompez pas. Je connais bien votre pupille, elle peut tout entendre. Je vous répète, pour la centième fois, tout. Vous êtes trompée. Mais je ne sais pas pourquoi il vous plaît d’insister tant pour faire de moi un homme pareil, pourquoi vous voulez m’affubler de ce vêtement grotesque. Ce n’est pas de mon âge, l’amour pour cette fille. Et enfin, croyez-moi, madame, je connais mon devoir et je sais ce que j’ai dit autrefois : que le crime restera toujours le crime, que le péché restera toujours le péché... Mais assez, assez, et que je n’entende plus parler de ces vilenies.

— Eh bien, soit, que je supporte tout cela seule, prononça-t-elle enfin en sanglotant et en m’embrassant. Que mes soupçons soient honteux ! Mais toi, ma pauvre petite, pourquoi es-tu condamnée à écouter de pareilles offenses ? Et je ne puis pas te défendre. Je n’ai pas le droit de parler. Mon Dieu ! Non, je ne puis pas me taire, monsieur ! Je ne supporterai pas cela ! Votre conduite est folle.

Alexandra Mikhaïlovna pleurait.

— Assez, assez, chuchotai-je en essayant de calmer son émotion, et craignant que ce coup cruel ne lui fit perdre patience.

— Mais, femme aveugle ! s’écria-t-il ; vous ne savez donc pas, vous ne voyez donc pas...

Il s’arrêta un moment.

— Allez-vous en ! dit-il en s’adressant à moi et arrachant ma main de celle d’Alexandra Mikhaïlovna. Je ne vous permettrai pas de toucher ma femme. Vous la souillez, vous l’offensez par votre présence. Moi aussi, s’écria-t-il, je dirai tout, tout. Écoutez, continua-t-il en s’adressant à Alexandra Mikhaïlovna. Écoutez...

— Taisez-vous ! m’écriai-je en m’avançant. Taisez-vous !

— Écoutez...

— Taisez-vous au nom...

— Au nom de quoi, mademoiselle ? m’interrompit-il vivement en me regardant dans les yeux. Au nom de quoi ? Sachez donc que j’ai arraché de ses mains la lettre de son amant ! Voilà ce qui se passe dans notre maison ; voilà ce qui se fait près de vous ; voilà ce que vous n’avez pas vu et n’avez pas remarqué.

Je me soutenais à peine. Alexandra Mikhaïlovna était pâle comme une morte.

— Ce n’est pas possible ! murmura-t-elle d’une voix à peine perceptible.

— Je l’ai vue, cette lettre, madame, je l’ai tenue entre mes mains ; j’en ai lu les premières lignes, et ne m’y suis pas trompé. La lettre était de son amant ! Elle me l’a arrachée des mains ; maintenant c’est elle qui a cette lettre. C’est clair, il n’y a pas le moindre doute, et si vous doutez encore, vous n’avez qu’à la regarder.

— Niétotchka ! s’écria Alexandra Mikhaïlovna en se jetant vers moi... Non, non ! Ne parle pas, ne parle pas ! Je ne veux pas savoir comment cela est arrivé !... Mon Dieu ! Mon Dieu !

Elle sanglotait et restait le visage dans ses mains.

— Mais non ! Ce n’est pas possible ! s’écria-t-elle de nouveau. Vous vous êtes trompé. J’ai... Je sais ce que cela signifie, prononça-t-elle en regardant fixement son mari

— Tu ne me tromperas pas, toi, tu ne peux pas me tromper ! Raconte-moi tout sans rien cacher. Il s’est trompé, n’est-ce pas ? Il a vu autre chose. Il est aveuglé, n’est-ce pas ? Écoute, Annette, mon enfant, pourquoi ne pas me dire tout...

— Répondez, répondez donc ! dit Piotr Alexandrovitch. Répondez. Ai-je vu ou non la lettre dans vos mains ?

— Oui, répondis-je, étouffant d’émotion.

— C’est une lettre de votre amant ?

— Oui.

— Votre liaison dure encore ?...



— Oui, oui, oui, dis-je, ne comprenant rien et répondant affirmativement à toutes ses questions pour mettre fin à cette torture.

— Vous avez entendu ! Eh bien, que dites-vous maintenant ? Croyez-moi, votre cœur est trop bon, trop confiant, ajouta-t-il en prenant là main de sa femme. Vous voyez maintenant qui est cette... demoiselle. Il y a longtemps que j’avais remarqué tout cela et je suis heureux de vous l’avoir enfin montrée telle qu’elle est. Il m’était pénible de la voir près de vous, dans vos bras, à notre table, enfin dans ma maison... Votre aveuglement me révoltait. Voilà pourquoi, et uniquement pourquoi, je faisais attention à elle : je la surveillais. C’est cette attention que vous avez remarquée et Dieu sait quels soupçons vous avez conçus. Mais maintenant la situation est claire, tout doute est dissipé, et demain, mademoiselle, demain même, vous ne serez plus dans cette maison, termina-t-il en s’adressant à moi.

— Attendez ! dit Alexandra Mikhaïlovna en se levant de son siège. Je ne crois pas à toute cette histoire... Ne me regardez pas si terriblement et ne vous moquez point de moi... Annette, mon enfant, viens près de moi ; donne-moi la main. Nous tous sommes des pécheurs, dit-elle d’une voix tremblante et regardant humblement son mari. Et qui de nous peut refuser une main secourable ?... Donne-moi la main, Annette, ma chère enfant. Je ne suis ni plus digne, ni meilleure que toi ; tu ne peux m’offenser par ta présence, parce que moi aussi, je suis une pécheresse...

— Madame ! s’écria Piotr Alexandrovitch étonné, madame ! Retenez-vous... n’oubliez pas...

— Je n’oublie rien. Ne m’interrompez pas et laissez-moi achever. Vous avez vu entre ses mains une lettre, vous l’avez même lue. Vous dites, et elle l’avoue, que c’est une lettre de celui qu’elle aime. Mais est-ce que cela prouve qu’elle soit criminelle ? Est-ce que cela vous permet de la traiter ainsi devant votre femme ? Oui, monsieur, est-ce que vous savez comment cela s’est passé ?

— Alors il ne me reste qu’à lui demander pardon ! C’est ce que vous voulez ? s’écria Piotr Alexandrovitch. J’ai perdu patience en vous écoutant. Pensez à ce que vous dites ! Savez-vous de quoi vous parlez ? Savez-vous qui vous défendez ? Je vois tout...

— Et vous ne voyez pas le principal, parce que la colère et l’orgueil vous aveuglent. Vous ne voyez pas ce que je défends et de quoi je veux parler. Ce n’est pas le vice que je défends, mais n’avez-vous donc pas compris que peut-être cette enfant est innocente ? Oui, je ne défends pas le vice. Oui, si elle était épouse, mère, et avait oublié ses devoirs, alors je serais d’accord avec vous. Vous voyez que je ne me ménage pas. Mais si elle a reçu cette lettre sans penser à mal ? Si elle a été entraînée par un sentiment inexpérimenté et que personne n’ait été là pour la retenir ? Si c’est moi qui suis la principale coupable, parce que je n’ai pas surveillé son cœur ? Si cette lettre est la première ? Si avec vos soupçons grossiers vous avez souillé son plus cher sentiment ? Si vous avez sali son imagination par vos remarques cyniques sur cette lettre ? Si vous n’avez pas vu cette pudeur, virginale qui brille sur son visage, et que je vois maintenant, que j’ai vue quand elle, souffrant, ne sachant que dire, répondait par l’aveu à vos questions inhumaines ?... Oui, oui, c’est inhumain, c’est cruel, je ne vous reconnais pas... Je ne vous pardonnerai jamais cela, jamais, jamais...

— Mais ayez pitié de moi ! Ayez pitié de moi ! m’écriai-je en la serrant dans mes bras. Croyez-moi, ne me repoussez pas !...

Je tombai à genoux devant elle.

— Si enfin, continua-t-elle d’une voix entrecoupée, si enfin je n’étais pas près d’elle, et si vous l’aviez effrayée par vos paroles au point que la pauvre enfant se croie coupable ; si vous aviez troublé sa conscience, son âme et le repos de son cœur ?... Mon Dieu ! Vous avez voulu la chasser de la maison ! Mais savez-vous envers qui on agit de la sorte ? Savez-vous que si vous la chassez, vous nous chasserez toutes deux, elle et moi ? Vous m’avez entendu, monsieur...

Ses yeux brillaient, sa poitrine haletait, son excitation arrivait au paroxysme.

— Assez, madame, je vous ai entendue. Assez ! s’écria enfin Piotr Alexandrovitch. Assez ! Je sais qu’il existe des passions platoniques, je le sais pour mon malheur, madame, et si vous vous sentez coupable, si vous avez quelque faute sur la conscience, ce n’est pas à moi, madame, à vous le rappeler. Si enfin l’idée de quitter ma maison vous plaît... alors il me reste à vous dire que vous avez eu tort de ne pas mettre à exécution ce projet quand le moment était opportun de le faire, il y a de cela... Si vous l’avez oublié, je vous rappellerai combien d’années...

Je regardai Alexandra Mikhaïlovna. Elle s’appuyait sur moi, ses yeux étaient mi-clos ; encore un moment et elle allait tomber sans connaissance.

— Au nom de Dieu ! Cette fois ayez pitié d’elle ! Ne prononcez pas un mot de plus ! m’écriai-je, oubliant qu’ainsi je me trahissais.

Mais il était déjà trop tard. Un faible cri répondit à mes paroles, et la pauvre femme évanouie s’affaissa sur le sol.

— Tuée ! Vous l’avez tuée ! dis-je. Appelez les gens. Sauvez-la, si vous pouvez. Je vous attends dans votre cabinet. J’ai besoin de vous parler. Je vous dirai tout.

— Mais quoi, quoi ?

— Après.


La syncope et la crise durèrent deux heures. Toute la maison était en émoi. Le docteur hochait la tête. Au bout de ces deux heures, j’allai dans le cabinet de travail de Piotr Alexandrovitch. Il venait de quitter sa femme ; il marchait de long en large et se mordait les ongles jusqu’au sang. Il était pâle ; jamais je ne l’avais vu ainsi.

— Que voulez-vous me dire ? fit-il d’une voix rauque.

— Voici la lettre que vous m’avez arrachée. La reconnaissez-vous ?

— Oui.


— Prenez-la.

Il prit la lettre. Je l’observais attentivement. Au bout de quelques minutes il tourna rapidement la quatrième page et lut la signature. Je vis comment le sang lui monta au visage.

— Qu’est-ce que cela ? me demanda-t-il profondément étonné.

— Il y a trois ans que j’ai trouvé celle lettre dans un livre. J’ai compris qu’elle y avait été oubliée. Je l’ai lue et j’ai tout appris. Depuis, cette lettre ne m’a pas quittée, parce que je n’avais à qui la remettre. À elle, je ne pouvais pas. À vous... Mais vous ne pouvez ignorer le contenu de celle lettre et toute cette triste histoire... Pourquoi avez-vous feint, je ne sais pas ; je ne puis pas encore pénétrer votre âme obscure. Vous vouliez garder une supériorité sur elle ; mais pourquoi ? Pour triompher de l’imagination troublée d’une malade, pour lui prouver qu’elle s’était trompée, que vous étiez plus irréprochable qu’elle ? Et vous avez atteint votre but : son soupçon était l’idée fixe d’un esprit qui s’éteint ; c’était peut-être la dernière plainte d’un cœur brisé contre l’injustice d’un arrêt humain. « Quelle importance que vous l’ayez aimée ! » Voilà ce qu’elle disait, ce qu’elle voulait vous prouver. Votre orgueil, voire égoïsme jaloux furent sans pitié ! Adieu. Je n’ai pas besoin d’explications. Mais prenez garde, maintenant je vous connais, ne l’oubliez pas.

J’allai dans ma chambre, me rendant à peine compte de ce qui s’était passé. Ovroff, le secrétaire de Piotr Alexandrovitch, m’arrêta près de la porte.

— Je désirerais vous parler, dit-il en me saluant respectueusement.

Je le regardai, comprenant à peine ce qu’il me disait.

— Plus tard. Excusez-moi… Je suis souffrante, dis-je enfin en passant devant lui.

— C’est bon. À demain, dit-il, en me saluant avec un sourire ambigu.

Mais peut-être ne fut-ce chez moi qu’une impression.

Tout cela avait passé devant mes yeux comme dans un brouillard.

FIN


_______
Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur Wikisource et sur le site de la Bibliothèque le 15 janvier 2011.
* * *
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Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.



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