Littérature russe — Fyodor Dostoïevski (Достоевский Фёдор Михайлович) 1821 – 1881



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V


Ce fut la deuxième et dernière période de ma maladie.

Quand je rouvris les yeux, j’aperçus un visage d’enfant qui se penchait vers moi. C’était une fillette de mon âge et mon premier mouvement fut de lui tendre la main. Au premier regard jeté sur elle, toute mon âme se remplit de bonheur, d’un doux pressentiment. Imaginez un visage idéalement agréable et d’une beauté remarquable, de ces visages devant lesquels on s’arrête soudain, saisi à la fois d’étonnement, d’enthousiasme et de reconnaissance qu’une telle beauté existe, qu’elle ait passé près de vous, qu’on ait pu la contempler.

C’était la fille du prince, Catherine, qui venait de rentrer de Moscou. Elle sourit à mon mouvement et mes faibles nerfs se calmèrent aussitôt. La petite princesse appela son père, qui était à deux pas de là et causait avec le docteur.

— Eh bien, Dieu soit loué, Dieu soit loué ! dit le prince en me prenant la main, et son visage brilla d’une joie sincère. Je suis heureux, très heureux, continua-t-il, parlant vite comme à son habitude. Et voici Catherine, ma fille. Faites connaissance. Voilà une amie pour toi. Guéris-toi vite, Niétotchka ! La méchante, comme elle m’a fait peur !

Ma guérison marchait à grands pas. Quelques jours après je me levais déjà. Chaque matin, Catherine s’approchait de mon lit, toujours souriante et gaie.

J’attendais sa venue comme un bonheur. J’aurais tant voulu l’embrasser. Mais l’espiègle fillette ne venait que pour quelques instants. Elle ne pouvait pas rester en place : être toujours en mouvement, courir, sauter, faire du bruit dans la maison, c’était pour elle un besoin absolu. Aussi, dès le commencement, elle me déclara que cela l’ennuyait maintenant d’être assise près de moi, et que, par conséquent, elle viendrait rarement, et encore que si elle venait, c’était parce qu’elle avait pitié de moi, mais que quand je serais complètement remise il en serait autrement. Chaque matin, son premier mot était : « Eh bien, es-tu guérie ? » Et comme j’étais toujours maigre et frêle et que le sourire éclairait rarement mon visage triste, la petite princesse fronçait aussitôt les sourcils, hochait la tête et frappait du pied de dépit. — Mais je t’ai dit hier d’aller mieux ! Quoi ? Sans doute ne te donne-t-on pas à manger ?

— Oui, on me donne très peu, répondis-je timidement, car elle m’intimidait. J’avais le plus grand désir de lui plaire, c’est pourquoi j’avais peur à chaque mot, à chaque mouvement. Son apparition provoquait toujours en moi le plus grand enthousiasme. Je ne la quittais pas des yeux, et quand elle s’en allait je regardais, comme en extase, le chemin qu’elle prenait. Je la voyais en rêve. Quand elle n’était pas là, j’inventais de longues conversations avec elle ; j’étais son amie, je jouais avec elle, je pleurais avec elle quand on nous grondait pour quelque méfait. En un mot je rêvais d’elle comme une amoureuse. Je désirais vivement guérir et engraisser au plus vite, comme elle me le conseillait.

Quand Catherine accourait chez moi, le matin, et criait de prime abord : — Tu n’es pas encore guérie ! Toujours aussi maigre ! Je tremblais comme une coupable. Mais rien ne pouvait être plus sérieux que l’étonnement de Catherine de ce que je ne pusse me rétablir en un jour, et, à la fin, elle finissait par se fâcher.

— Eh bien, veux-tu que je t’apporte du gâteau, aujourd’hui ? me dit-elle un jour. Mange, ainsi tu grossiras vite.

— Oui, apporte, répondis-je ravie à la pensée de la voir une fois de plus.

Après s’être informée de ma santé, la petite princesse s’asseyait en face de moi, sur une chaise, et ses yeux noirs m’examinaient toute. Au commencement, les premiers jours de notre connaissance, à chaque instant elle m’examinait des pieds à la tête avec un étonnement des plus naïfs. Mais nous n’arrivions pas à converser ensemble. J’étais timide devant Catherine, ses réflexions m’interloquaient ; cependant je mourais d’envie de lui parler.

— Pourquoi ne dis-tu rien ? commençait Catherine après un silence.

— Comment va ton papa ? demandais-je, heureuse qu’il y eût une phrase par laquelle on pouvait commencer chaque fois la conversation.

— Papa va bien. J’ai bu aujourd’hui non pas une tasse de thé, mais deux. Et toi, combien ?

— Une seule.

Un court silence.

— Aujourd’hui Falstaff a voulu me mordre.

— Falstaff ? C’est un chien ?

— Oui, un chien. Est-ce que tu ne l’as pas vu ?

— Si, je l’ai vu.

Et, comme je ne savais plus que dire, la princesse me regardait de nouveau avec étonnement.

— Dis ? Tu as du plaisir quand je te parle ?

— Oui, un grand plaisir ; viens plus souvent.

— On me l’a dit que ça te faisait plaisir que je vienne te voir. Mais lève-toi plus vite. Aujourd’hui je t’apporterai du gâteau... Mais, pourquoi te tais-tu tout le temps ?

— Comme ça.

— Probablement tu réfléchis toujours ?

— Oui, je pense beaucoup.

— Et à moi, on dit que je parle beaucoup et que je réfléchis peu. Est-ce que c’est mal de parler ?

— Non. Je suis heureuse quand tu parles.

— Hein... Je demanderai à Mme Léotard ; elle sait tout. Et à quoi penses-tu ?

— À toi, dis-je après un silence.

— Cela te fait plaisir ?

— Oui.

— Alors tu m’aimes ?



— Oui.

— Et moi, je ne t’aime pas encore. Tu es si maigre ! Voilà, je t’apporterai du gâteau. Eh bien, au revoir !

Et la petite princesse, après m’avoir embrassée, disparaissait de la chambre presque en courant.

Mais après le dîner, en effet, elle m’apporta du gâteau. Elle courait comme une folle en criant de joie qu’elle m’apportait à manger quelque chose qui m’était défendu.

— Mange davantage, mange bien. C’est mon morceau de gâteau. Je n’en ai pas mangé. Eh bien, au revoir !

J’avais eu à peine le temps de l’apercevoir.

Une autre fois, elle accourut chez moi après le dîner ; ses boucles noires étaient déplacées comme après un coup de vent ; ses joues étaient empourprées ; ses yeux brillaient. C’était l’indice qu’elle venait de courir et de sauter depuis une heure ou deux.

— Sais-tu jouer au volant ? cria-t-elle très vite et en se hâtant de sortir.

— Non, répondis-je, avec un grand regret de ne pouvoir dire oui.

— Eh bien, quand tu seras guérie, je t’apprendrai. C’est seulement pour ça que je suis venue. Maintenant je joue avec Mme Léotard. Au revoir. On m’attend.

Enfin je pus quitter le lit, mais j’étais encore très faible. Ma première pensée fut de ne pas me séparer de Catherine. J’étais attirée vers elle irrésistiblement. Je n’avais pas assez d’yeux pour la regarder. Cela étonnait Catherine. L’attrait que je ressentais pour elle était si fort, je m’adonnais à ce nouveau sentiment avec une telle ardeur qu’elle ne pouvait ne pas le remarquer. D’abord cela lui parut une bizarrerie extraordinaire. Je me rappelle qu’une fois, pendant que nous jouions, ne pouvant me retenir, je me jetai à son cou et me mis à l’embrasser. Elle se dégagea de mon étreinte, me prit les mains et, les sourcils froncés, comme si je l’avais offensée, me demanda :

— Qu’as-tu ? Pourquoi m’embrasses-tu ?

Je me sentis toute confuse comme une coupable. Je tressaillis à sa question rapide et ne trouvai rien à répondre.

La petite princesse leva les épaules en signe d’étonnement (geste qui lui était habituel), pinça très sérieusement ses petites lèvres, abandonna le jeu et s’assit dans un coin du divan d’où elle commença à m’examiner très attentivement et à réfléchir, comme si elle voulait résoudre une nouvelle question venue tout à coup à son esprit.

C’était aussi son habitude dans tous les cas difficiles.

De mon côté, pendant longtemps je ne pus m’habituer à ces manifestations bizarres de son caractère. D’abord je m’accusai moi-même, et pensai qu’en effet j’avais aussi beaucoup d’étrangetés, mais, bien que ce fût vrai, je me sentais néanmoins très tourmentée.

Pourquoi ne pouvais-je pas, du premier coup, me lier d’amitié avec Catherine et lui plaire une fois pour toutes ? Ses rebuffades m’offensaient jusqu’à la souffrance et j’étais prête à pleurer à chaque mot un peu vif de Catherine, à chacun de ses regards méfiants. Ma douleur croissait non par jour, mais par heure, car, avec Catherine, tout allait très vite. Au bout de quelques jours, je remarquai qu’elle ne m’aimait pas du tout et même qu’elle ressentait pour moi une sorte d’aversion.

Tout, chez cette petite fille, se faisait rapidement, brièvement, d’une autre on aurait dit grossièrement, si dans les mouvements, rapides comme l’éclair, de ce caractère, droit, naïf, sincère, il n’y avait eu une vraie grâce, une vraie noblesse.

Au commencement, ce qu’elle éprouva pour moi fut d’abord de la méfiance, ensuite du mépris, et cela, me semble-t-il, parce que je ne connaissais aucun jeu. La princesse aimait à courir, à s’amuser ; elle était forte, vive, habile ; moi au contraire j’étais faible, encore malade, douce, pensive ; le jeu ne me distrayait pas. En un mot, il me manquait tout pour plaire à Catherine. En outre, il m’était insupportable qu’on fût mécontent de moi, je devenais aussitôt triste, abattue ; je n’avais plus la force de réparer ma faute, de changer à mon avantage l’impression désagréable que j’avais produite, bref, je me perdais tout à fait.

Catherine ne pouvait pas comprendre cela. D’abord elle fut un peu effrayée par moi ; elle m’examinait avec étonnement, à son habitude, quand, au bout d’une heure d’explications pour me montrer à jouer au volant, elle constatait que je n’y entendais rien. Alors aussitôt je devenais triste, à tel point que des larmes étaient prêtes à couler de mes yeux ; elle, après avoir réfléchi et n’obtenant rien de mes réflexions, m’abandonnait tout à fait et se mettait à jouer seule, ne m’invitant plus à jouer pendant des journées entières, et ne me parlant même plus, son mépris frappait tellement que je pouvais à peine le supporter. Ma nouvelle solitude était pour moi plus pénible que la première et, de nouveau, je devenais triste, je me mettais à réfléchir, et des idées noires envahissaient mon cœur.

Mme Léotard, qui nous surveillait, remarqua enfin ce changement dans nos rapports ; et comme elle s’était aperçue tout d’abord de ma solitude forcée, elle s’adressa à la petite princesse qu’elle gronda, pour ne pas savoir se conduire avec moi. La princesse fronça les sourcils, haussa les épaules et déclara qu’elle ne pouvait rien faire avec moi, que je ne savais pas jouer, que je pensais toujours à autre chose, et qu’il valait mieux attendre que son frère Alexandre revînt de Moscou, parce qu’alors ce serait plus gai pour toutes deux.

Mais Mme Léotard, peu satisfaite de cette réponse, fit observer à Catherine qu’elle me laissait seule alors que j’étais encore malade, et que je ne pouvais pas être aussi gaie qu’elle ; que du reste cela valait mieux ainsi, parce qu’elle était vraiment trop dissipée, faisait beaucoup de sottises, si bien que l’avant-veille le bouledogue avait failli la dévorer. En un mot, Mme Léotard la gronda vertement et finit par l’envoyer vers moi avec l’ordre de faire la paix tout de suite.

Catherine écouta Mme Léotard avec une grande attention, comme si en effet elle comprenait qu’il y avait quelque chose de nouveau et de juste dans ses réprimandes. Abandonnant le cerceau qu’elle promenait dans la salle, elle s’approcha de moi et, me regardant d’un air très sérieux, me demanda étonnée :

— Est-ce que vous voulez jouer ?

— Non, répondis-je, ayant peur pour moi et pour Catherine parce que Mme Léotard l’avait grondée.

— Que voulez-vous donc ?

— Je resterai ici. Il m’est difficile de courir. Seulement ne soyez pas fâchée contre moi, Catherine, parce que je vous aime beaucoup.

— Eh bien, dans ce cas, je jouerai seule, dit Catherine doucement, lentement, comme si elle s’apercevait avec étonnement qu’elle n’était pas coupable. Eh bien, au revoir, je ne me fâcherai pas contre vous.

— Au revoir, répondis-je en me levant et en lui tendant la main.

— Vous voulez peut-être m’embrasser ? demanda-t-elle après avoir réfléchi un peu, se rappelant probablement notre scène et voulant m’être le plus agréable possible.

— Comme vous voudrez, répondis-je avec un timide espoir.

Elle s’approcha de moi et très sérieusement, sans un sourire, m’embrassa. Elle avait fait ainsi tout ce qu’on exigeait d’elle ; elle avait même fait plus qu’il fallait pour donner le plus grand plaisir à la pauvre enfant vers qui on l’envoyait. Elle s’éloigna de moi contente et gaie, et bientôt dans toutes les chambres retentirent de nouveau ses rires et ses cris, jusqu’à ce que fatiguée, respirant à peine, elle alla se jeter sur le divan afin de se reposer et faire provision de nouvelles forces. Durant toute la soirée elle me regarda d’un air soupçonneux ; je lui paraissais sans doute très originale et très bizarre. On voyait qu’elle voulait causer avec moi, éclaircir un malentendu à mon endroit, mais cette fois, je ne sais pas pourquoi, elle s’abstint.

Ordinairement, le matin, Catherine avait ses leçons. Mme Léotard lui enseignait le français. L’enseignement consistait à réciter la grammaire et à lire La Fontaine.

On ne l’accablait pas de travail, car c’est à grand peine qu’on était arrivé à obtenir d’elle qu’elle étudiât deux heures par jour. Elle avait consenti à cela sur la demande de son père et l’ordre de sa mère, et elle le faisait très consciencieusement, parce qu’elle en avait donné sa parole. Elle avait de très grandes capacités. Elle comprenait très rapidement, très nettement, mais elle avait quelques petites bizarreries. Quand elle ne comprenait pas quelque chose elle se mettait à y réfléchir, toute seule ; elle détestait demander des explications. Elle semblait trouver cela humiliant. On racontait qu’il lui arrivait parfois de se débattre toute une journée sur une question qu’elle ne pouvait pas résoudre, se fâchant de ne pouvoir la comprendre toute seule sans l’aide quelqu’un, et ce n’était que dans les cas extrêmes, quand elle ne pouvait rien faire, qu’elle venait trouver Mme Léotard et lui demandait de l’aider à résoudre la question difficile. Il en était de même pour chacun de ses actes. Elle réfléchissait déjà beaucoup, bien qu’il n’y parût pas de prime abord. Mais, en même temps, elle était trop enfant pour son âge ; parfois il lui arrivait de dire une très grosse sottise, tandis que d’autres fois aussi ses réponses étaient pleines de ruse et de finesse. Enfin, comme je pouvais maintenant m’occuper de quelque chose, Mme Léotard, après m’avoir fait subir un examen et trouvé que je lisais bien et écrivais très mal, jugea qu’il était extrêmement nécessaire de m’apprendre tout de suite le français. Je n’élevai aucune objection, et un beau matin je me vis assise avec Catherine à la table de travail. Mais ce jour-là, comme exprès, Catherine fut très sotte et distraite, au point que Mme Léotard ne la reconnaissait pas. Quant à moi, dès cette première leçon, je savais déjà tout l’alphabet français, parce que j’avais un grand désir de plaire à Mme Léotard par mon application. À la fin de la leçon Mme Léotard se fâcha tout à fait contre Catherine.

— Regardez-la, dit-elle en m’indiquant. Une enfant malade qui étudie pour la première fois, et qui avance dix fois plus que vous ! N’avez-vous pas honte ?

— Elle en sait plus que moi ? demanda Catherine étonnée. Mais elle vient d’apprendre l’alphabet.

— En combien de temps avez-vous appris l’alphabet ?

— En trois leçons.

— Et elle, en une seule. Alors elle comprend trois fois plus vite que vous, et vous dépassera très rapidement. Vous voyez.

Catherine réfléchit un instant puis, tout à coup, devint rouge comme le feu. Elle s’était convaincue de la justesse de la remarque de Mme Léotard. Rougir, brûler de honte, c’était toujours par cela que se traduisait d’abord son dépit quand on lui reprochait ses défauts, quand on blessait son orgueil ; en un mot presque dans tous les cas. Cette fois elle faillit pleurer, mais elle se retint et se borna à jeter sur moi un regard foudroyant. Je compris aussitôt de quoi il s’agissait. La petite était extrêmement orgueilleuse et ambitieuse.

Quand la leçon de Mme Léotard fut terminée, j’essayai de lui parler pour dissiper au plus vite son dépit et lui montrer que je n’étais en rien coupable des paroles de la Française. Mais Catherine fit semblant de ne pas m’entendre et se tut. Une heure après elle entra dans la chambre où j’étais assise devant un livre, toujours songeant à Catherine, surprise et attristée que, de nouveau, elle ne voulût point me parler. Elle me regarda en dessous, s’assit comme à l’ordinaire sur le divan, et pendant une demi-heure elle ne me quitta pas des yeux.

Enfin, n’y tenant plus, je la regardai d’un air interrogateur

— Vous savez danser ? demanda Catherine.

— Non. Je ne sais pas.

— Et moi, je sais.

Silence.


— Et le piano. Est-ce que vous jouez du piano ?

— Non.


— Et moi, je joue. C’est très difficile à apprendre.

Je me taisais.

— Mme Léotard dit que vous êtes plus intelligente que moi.

— Mme Léotard était fâchée contre vous, dis-je.

— Est-ce que papa se fâchera aussi ?

— Je ne sais pas, répondis-je.

Un nouveau silence. La princesse frappait de son petit pied sur le parquet.

— Alors vous vous moquerez de moi parce que vous comprenez mieux que moi ? demanda-t-elle enfin, ne pouvant retenir son dépit.

— Oh ! non, non ! m’écriai-je, en m’élançant de ma place pour me jeter vers elle et l’embrasser.

— N’avez-vous pas honte, princesse, de penser ainsi et de poser de pareilles questions ? éclata tout à coup la voix de Mme Léotard, qui depuis cinq minutes déjà nous observait et écoutait notre conversation. Vous devriez avoir honte ! Voilà que vous vous êtes mise à envier cette pauvre enfant et à vous vanter devant elle de savoir danser et jouer du piano. C’est très vilain. Je raconterai tout cela au prince.

Les joues de la petite princesse s’empourprèrent.

— C’est un mauvais sentiment. Vous l’avez offensée avec vos questions. Ses parents étaient pauvres et ne pouvaient pas payer une gouvernante. Elle a appris toute seule, parce qu’elle a bon cœur. Vous devriez l’aimer, et vous voulez vous fâcher contre elle. C’est honteux, honteux ! Elle est orpheline, elle n’a personne. Vous pourriez peut-être, pendant que vous y êtes, vous vanter d’être princesse, tandis qu’elle ne l’est pas ! Je vous laisse. Réfléchissez à ce que je viens de vous dire, et corrigez-vous.

La princesse réfléchit juste deux jours. Pendant ces deux jours on n’entendit pas son rire et ses cris. Étant éveillée dans la nuit, je l’entendis qui, même en rêve, continuait à discuter avec Mme Léotard. Elle avait maigri et pâli pendant ces deux jours.

Enfin le troisième jour, nous nous rencontrâmes en bas, dans la grande salle. La princesse venait de chez sa mère. En m’apercevant, elle s’arrêta et s’assit non loin, en face. J’attendais avec crainte ce qui allait arriver et je tremblais de tout mon corps.

— Niétotchka, pourquoi m’a-t-on grondée à cause de vous ? demanda-t-elle enfin.

— Ce n’est pas à cause de moi, Catherine, répondis-je pour me justifier.

— Mme Léotard dit que je vous ai offensée.

— Non, Catherine, vous ne m’avez pas offensée.

La princesse leva les épaules en signe d’étonnement.

— Pourquoi pleurez-vous tout le temps ? demanda-t-elle après un court silence.

— Je ne pleurerai pas si vous le voulez, répondis-je à travers les larmes.

De nouveau, elle leva les épaules.

— Auparavant vous pleuriez comme ça ?

Je ne répondis pas.

— Pourquoi demeurez-vous chez nous ? demanda tout à coup la princesse après un silence.

Je la regardai étonnée et il me sembla que quelque chose me mordait au cœur.

— Parce que je suis orpheline, répondis-je enfin.

— Vous n’avez ni père ni mère ?

— Non.

— Est-ce qu’ils vous aimaient ?



— Non... Oui... ils m’aimaient, répondis-je avec peine.

— Ils étaient pauvres ?

— Oui.

— Très pauvres ?



— Oui.

— Ils ne vous ont rien appris ?

— Ils m’ont appris à lire.

— Vous aviez des jouets ?

— Non.

— Et des gâteaux, en aviez-vous ?



— Non.

— Combien de chambres aviez-vous ?

— Une.

— Une seule chambre ?



— Oui.

— Et des domestiques, vous en aviez ?

— Non, nous n’avions pas de domestiques.

— Et qui donc vous servait ?

— J’allais faire les commissions moi-même.

Les questions de la princesse m’irritaient de plus en plus. Mes souvenirs, ma solitude, l’étonnement de la princesse, tout cela frappait, blessait mon cœur qui saignait. Je tremblais toute d’émotion et les sanglots m’étouffaient.

— Alors vous êtes contente de vivre chez nous ?

Je me tus.

— Vous aviez une belle robe ?

— Non.


— Une vilaine ?

— Oui.


— J’ai vu votre robe. On me l’a montrée.

— Alors pourquoi me le demandez-vous ? m’écriai-je toute tremblante d’une nouvelle sensation, inconnue de moi, en me levant de ma place. Pourquoi me questionnez-vous ? continuai-je, rouge d’indignation. Pourquoi vous moquez-vous de moi ?

La princesse rougit et se leva aussi, mais elle réprima aussitôt son émotion.

— Non... Je ne me moque pas, dit-elle. Je voulais seulement savoir si c’est vrai que vos parents étaient pauvres.

— Pourquoi me questionnez-vous sur mes parents ? dis-je en pleurant. Pourquoi me parler d’eux ainsi ? Que vous ont-ils fait, Catherine ?

Catherine était confuse et ne savait que répondre. À ce moment le prince entra.

— Qu’as-tu, Niétotchka ? demanda-t-il en me regardant et voyant mes larmes. Qu’as-tu ? continua-t-il en jetant un regard sur Catherine qui était rouge comme le feu. De quoi parliez-vous ? Pourquoi vous disputez-vous ? Niétotchka, pourquoi vous êtes-vous fâchées ?

Je ne pus pas répondre. Je saisis la main du prince, et tout en larmes je la baisai.

— Catherine, ne mens pas. Que s’est-il passé ?

Catherine ne savait pas mentir.

— J’ai dit que j’ai vu la vilaine robe qu’elle portait quand elle était avec ses parents.

— Qui te l’a montrée ? Qui a osé te la montrer ?

— Je l’ai vue toute seule, répondit Catherine résolument.

— C’est bon ! Tu ne dénonceras personne, je te connais. Eh bien, et après ?

— Elle s’est mise à pleurer et m’a demandé pourquoi je me moquais de ses parents.

— Alors tu t’es moquée d’eux ?

Catherine ne s’était pas moquée, mais elle en avait eu l’intention, comme je le compris tout de suite. Elle ne répondit rien, donc elle convenait de sa faute.

— Va tout de suite lui demander pardon, dit le prince.

La princesse était blanche comme un mouchoir et ne bougeait pas.

— Eh bien ! fit le prince.

— Je ne veux pas ! prononça enfin Catherine à mi-voix, mais de l’air le plus résolu.

— Catherine !

— Non, je ne veux pas, je ne veux pas ! s’écria-t-elle tout d’un coup, les yeux brillants, et en frappant du pied. Père, je ne veux pas lui demander pardon. Je ne l’aime pas, je ne veux pas vivre avec elle. Je ne suis pas coupable si elle pleure toute la journée. Je ne veux pas, je ne veux pas !

— Viens avec moi, dit le prince, en la prenant pour l’emmener dans son cabinet. Niétotchka, va en haut.

Je voulais me jeter sur le prince, intercéder pour Catherine, mais le prince répéta sévèrement son ordre et j’allai en haut, glacée de peur, pâle comme une morte. Dans notre chambre, je me couchai sur le divan. Je comptais les minutes, j’attendais Catherine avec impatience, je voulais me jeter à ses pieds. Enfin elle parut. Elle passa devant moi sans dire un mot et s’assit dans un coin. Ses yeux étaient rouges, ses joues mouillées de larmes. Ma résolution s’évanouit aussitôt. Je la regardai effrayée, sans pouvoir bouger. De toutes mes forces je m’accusais et tâchais de me prouver que c’était moi qui étais coupable de tout. Mille fois je voulus m’approcher de Catherine et mille fois je me retins, ne sachant pas comment je serais accueillie.



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