Littérature russe — Ivan Chmeliov (Шмелёв Иван Сергеевич) 1873 — 1950



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LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE


— LITTÉRATURE RUSSE —

Ivan Chmeliov



(Шмелёв Иван Сергеевич)

1873 — 1950

SANG ÉTRANGER

(Чужой крови)

1922


Traduction de Henri Mongault parue dans Europe, t. 19, 1924.

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TABLE


I 3

II 12

III 22

IV 30

V 41

VI 46


I


Le soldat de la garde, Ivan, la poitrine traversée par une balle, fut fait prisonnier par les Allemands dans les bois d’Augustovo, en automne. Un Allemand aux sourcils roux, les yeux, à fleur de tête, voulut lui asséner un coup de crosse, trébucha, passa outre ; un autre, compatissant, se pencha vers Ivan et lui donna à boire...

Ensuite Ivan ne se rappelait plus.

Il revint à lui le soir, dans un grand hangar, parmi beaucoup d’autres. Lorsqu’on arracha la chemise de sa poitrine, la douleur lui porta au cœur, le hangar s’évanouit. Alors — comme en rêve — Ivan se balançait au sommet d’une charrette de foin, qui figurait la digue de l’étang seigneurial — lointain souvenir d’enfance ! — et sa sœur Dacha l’appelait d’une voix plaintive : Vania !...

Longtemps après, Ivan se rappela cette oscillation et la voix apitoyée de Dacha.

À l’hôpital Ivan apprit à coller des boîtes, à les attacher, à compter jusqu’à cent — à écorcher la langue. Au printemps on l’expédia en chemin de fer dans une petite ville. Là il fut remis à un paysan allemand pour travailler.

C’était par une matinée de mars.

Déguenillés, mornes, les prisonniers furent alignés sur une place, tête nue, sous les tilleuls dépouillés, et un Allemand qui boitait cria :

— Achtung ! Ein, zwei, drei...

À chacun il inscrivait à la craie un numéro sur la poitrine. Le grand Ivan, qui se trouvait sur le flanc droit, reçut le numéro 5.

— Fünf !

Survinrent des paysans rasés, en veste, de solides gaillards aux lourds souliers ferrés, avec de longs fouets. Leurs pipes empestaient. Chacun d’eux avait un billet. Le boiteux, qui était borgne, lut bruyamment un papier ; les paysans suçaient leurs pipes.

— Ja... Ja wohl... so...

Dans les tilleuls les freux croassaient gaiement. Alors les paysans s’agitèrent, se mirent à marcher, à brailler :

— Mein ! Vierzehn !

Ivan venait de songer : « on a tiré au sort », lorsque s’avança vers lui un individu en bonnet de lièvre, de forte carrure, bouffi, tel le cuisinier Mikhaïl, de Skvortsovka. Il jeta sur Ivan le coup d’œil du maître, posa le doigt sur le numéro 5, cria, comme à un cheval :

— Fünf, vorwärts !

Ivan ne comprit pas, il avait oublié. Alors l’Allemand le tira par le collet. Cette fois Ivan comprit, le suivit. Ils s’en allèrent par les rues, l’un derrière l’autre.

L’Allemand marchait en se dandinant, à la façon des obèses ; Ivan, comme un niais, les yeux fixés sur le large dos, la nuque rougeaude, plissée. Tout lui répugnait dans cet homme : les pans de son habit qui ballottaient avec des boutons brillants à la ceinture, son bâton sec, muni d’un écrou, le bonnet rapiécé, le cigare qui empestait. Ils rencontrèrent un peloton de soldats qui marchaient au son du tambour. Ivan se rappela sa compagnie et devint pensif. Personne ne l’examinait : on savait que ce loqueteux hâve, aux yeux gris, à la haute taille — était le prisonnier russe Ivan. Il y en avait bien d’autres. Seule une vieille avec un sac d’herbe et petit chien en laisse, le regarda dans les yeux, remua les lèvres. Comprenant que la vieille le plaignait, Ivan se rappela sa mère.

À l’auberge, près des mangeoires étamées, stationnaient des charrettes en osier, vernies en noir ou en jaune. C’était propre comme au haras de Prochine ; pas un fétu ne traînait. Un gamin rassemblait le crottin avec une brosse. Ivan se prit à rire : on ne sentait même pas l’écurie.

L’Allemand détacha la chaîne, fit signe à Ivan de monter. Ils partirent au trot d’une jument d’un gris roux, à la crinière tondue. La route, unie comme une dalle, se déroula.

Partout des champs et des champs, enclos de fils de fer, des fossés bordés d’arbustes, des maisonnettes à toit de tôle ou de tuiles, l’éclat vitreux des châssis, l’odeur tenace du fumier. Des églises, qu’on eût dit en terre cuite, dardaient leurs croix vers le ciel. On croisait des chars à banc où des jeunes filles aux joues rouges criaient, joyeuses :

— Morgen ! morgen, Herr Braun !

Sans retirer son cigare, l’Allemand marmottait :

— Morgen... Fraülein Thérèse !

Mince et rose, Thérèse approchait, la bouche rieuse. Elle avait un bonnet bleu, la taille serrée par une ceinture blanche, des marguerites à son corsage.

Ivan s’attarda à la contempler : une friponne délurée ! Elle arrêta sa jument rousse pour vérifier si le fer ne lochait pas, jeta une œillade à Ivan. Braun lui marmotta quelque chose — le visage de la fille s’illumina.

« Les canailles, songea Ivan, ils se moquent de moi ! »

Ivan ne savait pas : la gaieté de Braun était provoquée par le prochain retour de son fils Heinrich, du front français ; c’est lui qui saurait ferrer la jument de Thérèse !

Au bord d’une petite rivière avec un moulin en miniature et des pigeons immaculés, l’Allemand arrêta son cheval. Un lièvre peinturluré en bleu, avec un saucisson entre les dents, et une chope écumeuse indiquaient une auberge.

L’Allemand souffla bruyamment, fit signe des yeux à Ivan.

« On peut se rafraîchir, répliqua celui-ci, bête et gens. »

Il n’y avait personne dans la salle, seule la patronne, énorme, qui tenait tout le comptoir, faisait passer un monceau d’œufs d’une corbeille dans une autre.

« Il va sûrement boire de la bière, m’en offrir », pensa Ivan. Mais l’Allemand ne mangea que du poisson — une sorte de carpe — et ne prit qu’une chope. Il donna un peu de sa portion à Ivan.

Ivan avait envie de boire. Il possédait un rouble en argent qu’il gardait jalousement dans sa blague depuis son départ de Skvortsovka. Sa sœur Dacha le lui avait donné au moment des adieux, disant :

— Je n’ai qu’un rouble, Vania, prends-le comme porte-bonheur.

Ce rouble sacré, Ivan l’avait ménagé même à Varsovie, où durant deux nuits les soldats de la garde bambochèrent, dans un café et se soûlèrent à cœur joie. Plutôt que de le donner à un brancardier allemand bancal — son sauveur — il lui avait fait cadeau d’un porte-cigare, trouvé sur le front. Une infirmière à l’hôpital quémanda ce rouble ; il refusa, lui offrit un oiseau sculpté, son ouvrage.

— Mais le rouble, je ne peux pas : il est sacré !

Maintenant, Ivan mourait d’envie de boire de la bière. Il dit :

— Moi vouloir boire... trinken !

En guise de réponse, Braun sortit le livret que lui avait donné l’estropié — un vocabulaire russe — et articula pesamment :

— Gomment t’abelles-du ? Ifan ! So-o...ja, ja...

Il chercha, et lut encore :

— Les Russes... chiens baresseux ! So-o... Ach ? Nein ?

Avec astuce son regard croisa le regard morne d’Ivan, qui demeura impassible. Il lut encore : « bière, poisson ». Les mots étrangers lui plaisaient, ils étaient comiques. Il les répétait en riant, en découvrant ses grosses dents jaunes et tâtait la robuste main d’Ivan.

Ivan le traita de mangeur de choucroute, tambourina sur la chope, que l’Allemand ramena à lui. Alors Ivan sortit son rouble, le fit tinter sur les dalles — quel son clair ! — le passa à l’Allemand.

— Regarde !

La grosse femme émergea du comptoir, en remuant son goître, des œufs dans les mains, considéra le rouble, soupira. L’Allemand le soupesa, exhiba une bourse en perles et montra à Ivan le mark familier. Ivan cracha, remit le rouble dans sa blague, dit avec chaleur :

— Quand je retournerai en Russie, à la première station j’achèterai avec ce rouble du pain mollet. Je ne veux pas moisir chez vous. Notre rouble n’a pas d’égal.

Les Allemands ne le comprirent pas.

Au bord de la rivière ils furent rejoints par deux charrettes occupées chacune par un Allemand et un soldat que l’on menait au travail. L’un d’eux cria à Ivan :

— Ils nous en feront voir de dures, les salauds !

On roulait. De nouveau les regards d’Ivan rencontraient un paysage bien peigné, agencé comme un jouet. Où se trouvait donc la campagne ? Partout des tuiles de couleur, des clôtures en béton — on se serait cru à la propriété du barine Skvortsov, aux environs de Toula. Dans les jardinets luisaient des boules métalliques, des mâts rayés se dressaient sur les pavillons... L’Allemand demanda en mâchonnant son cigare :

— Gut ? So-o !...

— M’en fiche ! répondit Ivan, bourru. Chez nous, c’est plus propre.

L’Allemand finit par cracher le mégot qu’il promenait depuis le matin, se frappa le front de sa bague en argent : « C’est l’intelligence qui a créé tout ça. »

On arriva enfin dans une bourgade, en passant sous une porte en forme d’arc, surmontée d’un mât rayé pour pavoiser lors des fêtes. L’Allemand dit — :

— Grünewald !

Ivan comprit que c’était le nom de la localité.



II


— Soldat Ifan ! — l’Allemand le réveillait en cognant au hangar avec un gourdin ; boum, boum ! au travail !

Et chaque fois Ivan entendait, dans la maison grise des maîtres, le coucou sonner cinq heures.

Il sortait du hangar, se frottait les yeux, tandis que le soleil apparaissait à peine derrière la hauteur où se dressait la morne église étrangère, effilée comme une aiguille. Les roues dentelées du moulin tournaient déjà. L’Allemand infatigable, les manches de sa blouse retroussées, sa calvitie rose luisant au soleil, pétrissait dans une corbeille la pâture des vaches préalablement passée au hache-paille. Le troisième fils, Moritz, bossu, mince comme une sangsue, partait sur sa bicyclette quérir à Werbin les journaux du matin pour Grünewald. Deux heures après il était de retour, gagnait déjà quelque argent !

— Ils ont le diable au corps ! grommelait Ivan en s’ébrouant sous le robinet. Heureusement que l’eau est installée, il faudrait que j’y aille !

Il se peignait au soleil. La vieille Allemande, pareille à une outre, s’occupait déjà des porcs, rétablissant l’ordre à coups de bâton. Elle pressait Ivan, qui n’en finissait pas.

— Soldat Ifan ! glapissait-elle : Kuh ! kuh ! Wasser !

— Augenblick, vieux trognon ! répliquait Ivan. Tes vaches ne crèveront pas !

L’Allemand avait six vaches, qui restaient le plus souvent à l’étable. Quel drôle de pays ! Ici, le soleil semblait se lever plus tôt, les choucas se faisaient entendre dès l’aube. Les trains se succédaient, criant au passage : « ne flâne pas ! » Ce n’était pas comme sur la ligne de Toula : un ou deux passaient, ensuite on aurait pu s’endormir sur les rails. Et quels gens ! Après le dîner, ils se démènent comme des possédés !

La bru Tilda, jeune femme aux formes opulentes, aux joues roses, aux yeux de brebis, circule dans la cour, la robe retroussée. Pourquoi ces Allemandes ont-elles les jambes comme des poutres ? Elle a trait les vaches depuis longtemps et lâche à présent les veaux dans l’enclos, donnant à un gosse aux yeux à fleur de tête une mamelle grosse comme un seau. Lischen, la cadette, la tresse au dos, mène en charrette le lait à la crémerie. L’aînée, Kathrinchen, a déjà arraché les radis et la salade, cueilli une corbeille de fraises destinées au marché de Werbin. Le soir l’argent sonne dans la poche de l’Allemand. Quel peuple !

Les premiers temps Ivan allait comme hébété ! il fallait se rappeler tant de choses. L’Allemand possédait soi-disant peu de terre — huit hectares — une trentaine de morgen, mais ils produisaient autant que cent hectares. Il y avait des champs de pois, d’avoine, de seigle, de vesce, d’orge ; on cultivait la betterave, les pommes de terre — deux récoltes par été ! — et Dieu sait quoi encore.

On se moquait d’Ivan : il marchait bouche bée ! L’Allemand lui frappait sur l’épaule, s’étirant pour l’atteindre, marmottait :

— Kultur !

Ivan raillait :

— D’une aurore à l’autre vous vous démenez, personne n’a aucun plaisir. C’est ainsi que les diables s’esquintent en enfer.

— Dummkopf... Kultur !

— Kultur ! C’est ennuyeux !

L’Allemand ne comprenait pas : ennuyeux ? On devrait envoyer ce nigaud dans les mines... il verrait.

L’Allemande élevait quatre génisses, cinq chevaux de son haras — même couleur que le patron gris avec des taches mousses. Dix-huit gorets grandissaient dans l’étable, près de la houblonnière : pour eux et pour les vaches fumait à ras le sol une cuve remplie de marc de bière.

— À quoi te sert tout cela ? plaisantait Ivan. Voilà bien votre cupidité. C’est elle qui vous a fait commencer la guerre, asservir les gens. À ta mort — tu ne l’emporteras pas ! Et les gens ignorent la paix.

L’Allemand se fâchait, sa calvitie s’empourprait, il disait d’une voix rauque :

— Tu n’es qu’un imbécile !

Ivan ne s’amendait pas, persistait dans son idée :

— Peu importe : le riche ne connaît pas le repos. Chez nous le barine Skvortsov possédait cent maisons dans toutes les villes, finalement — il s’est étranglé avec une arête !

— Tête de bomme de terre ! Kultur ! So-o !

L’Allemand avait plus de cent poules, un troupeau d’oies, trente moutons et, quelque part dans les montagnes, chez un aïeul de Thérèse, une centaine. Trois cents lapins logeaient dans les caves : les Allemands ne venaient pas à bout de les manger, les lapins se multipliant comme les mouches. C’est Lischen qui les soignait et Moritz, le bossu, qui les saignait. Il n’arrêtait jamais, promenait sa bosse du matin au soir dans le potager et la houblonnière. Pour finir la journée, il enfourchait de nouveau sa bécane, criait dans le village :

— Nachrichten ! Nachrichten !

Ludwig même, un gamin de cinq ans, avait une occupation : il ramassait les plumes dans la cour. Ivan s’étonna ; en un an le petit avait recueilli de quoi faire un oreiller. L’Allemand lui-même mettait la main à tout, roulait sur ses courtes jambes avec son gourdin, tête nue, distribuait l’ouvrage. Il montrait à Ivan son poing velu, avec des taches de rousseur, le brandissait sous son nez :

— Arbeit ! Kraft ! Nous sommes tous intelligents !

— Évidemment... L’Allemand a imaginé le singe, dit-t-on. Quand on vous aura bien rossés, vous aurez votre compte.

— Oh ! unser Kaiser über alles !

Les jours de fête l’Allemand fréquentait une brasserie, rendez-vous des paysans, qui ingurgitaient la bière, fumaient, lisaient les journaux. Assis près de la palissade, Ivan les entendait hurler : Hoch ! Hoch ! et frapper le plancher de leurs cannes. Il savait que les Allemands célébraient ainsi une nouvelle victoire, et que le lendemain on pavoiserait. Il frémissait, songeait : « Ils vont soumettre le monde entier ! Il faudrait abattre leur morgue ! » puis, avec un regard circulaire : « Impossible ils ont les machines ! »

Il y en avait de toute espèce : écrémeuse, hache-paille, faucheuse — pour tout ! Le regard était attiré par les charrettes et les charrues, les chevaux aux larges croupes, des vaches aussi belles qu’à la ferme du barine Skvortsov. Le dépit s’emparait d’Ivan :

— Ah ! si on pouvait abattre leur morgue, je raflerais tout pour m’établir à mon compte !

Il s’attendait à souffrir de la faim. Mais non, on le nourrissait convenablement. Même le soir on mangeait du lard, les jours de fête l’Allemande servait du porc salé. Ivan prenait ses repas dans la cour, les Allemands dans la maison. Lischen, mince, scrofuleuse, lui apportait son dîner, gazouillait : « drastoui !1 » Elle se sauvait en battant des mains. Elle lui faisait pitié, ressemblant à sa sœur Dacha — également chétive. Il lui sculpta un oiseau dans une cage dorée, pour suspendre au plafond.

D’un mois à l’autre Ivan s’accoutumait. À présent l’allemand lui était familier. Il se mit à parler correctement. Il plaisantait, disait à l’Allemande :

— Mme Tilda est votre bru, en russe ça s’appelle kobyla !2

Et l’Allemande répétait de confiance.

— Tous prétendent que je suis jolie, disait à Ivan Tilda d’un air mutin. Comment dit-on dans votre langue ?

Ivan, qui jeûnait, lui jetait un regard passionné, lorgnait son ventre, ses cuisses. Il prononçait un mot dont lui-même rougissait et que Tilda répétait avec fierté. Elle apprit ainsi de vilains mots, à l’amusement d’Ivan.

Il fit l’acquisition de godillots à clous, d’une veste et d’un képi bleu, choisis par Herr Braun lui-même dans un Verein. Un jour de fête Ivan, qui avait touché le reliquat de ses gages, revêtit le costume allemand et s’en alla au village en fumant une cigarette. De leurs jardinets les Allemandes le regardaient avidement à la dérobée. La blonde et svelte Thérèse, qu’il avait souvent rencontrée, lui fit un signe de tête. Ivan lui dit, avec un salut militaire :

— Guten Tag, mein Fraülein !

Thérèse lui répondit gracieusement et se retourna vers la maisonnette bleue, dans la vigne.

Tous les dimanches Ivan se promena dès lors à Grünewald ; il acheta une cravache pour faire le faraud, bien que Braun désapprouvât cette dépense inutile. Il contemplait toujours la maisonnette de ses rêves : chaque fois il apercevait dans le jardinet Thérèse bien mise, qui tricotait. Il sifflait en marchant.

Dans la semaine Thérèse venait voir Kathrinchen, le soir, à l’heure où l’on rentrait des champs. Elle se montrait près de la grange, où Ivan déchargeait les pommes de terre. Devant elle il faisait montre de sa force, prenant deux sacs à la fois sur son dos. Il criait gaiement :

— Noch, Herr Braun, aufladen !

Il sifflait en les soulevant. L’Allemand s’étonnait de cette manie de prouver sa force. Sa femme chuchotait avec Tilda toujours rieuse, Ivan savait bien au sujet de quoi : Tilda disait qu’il ne le cédait pas en force à son Fritz. Ivan riait dans sa moustache : il avait remarqué plus d’une fois que Thérèse le regardait en mordant ses lèvres rouges comme cerises ; un soir elle s’attarda même dans l’étable, comme si elle attendait quelque chose. Ivan n’osa pas : elle était trop élégante — bien que ce fût un jour ouvrier, elle portait un corsage rosé, un col de dentelle, une jupe courte qui découvrait ses gros mollets. Souvent par la suite en se rappelant cette soirée, ces bras nus, Ivan se traitait d’imbécile.

Bientôt arriva en permission auprès de sa femme le sous-officier Fritz, solide gaillard à tête carrée, aux yeux de faïence, bronzé par le soleil de France. La maison fut en émoi, on alluma au jardin des lanternes vénitiennes, on tua une vieille dinde en signe d’allégresse.

Et Tilda essoufflée, radieuse, en corsage rouge échancré, en jupe courte, cria joyeusement à Ivan, en russe :

— L’étalon est arrivé !

Ivan lui avait appris que le mari s’appelait ainsi. Elle le chargea, les yeux rieurs, d’aller acheter une bouteille de porto carabiné et du piment farci. Ivan lui dit :

— Tu es plus excitante que le piment !

Et de nouveau il songea : imbécile !



III


Depuis deux ans Ivan travaillait pour l’Allemand. Il s’était mis au courant, parlait la langue étrangère, les maîtres l’avaient même admis à leur table. Seulement la vieille demandait toujours :

— T’es-tu lavé les mains, Ivan ?

Et elle les examinait.

Ivan chantait des chansons allemandes, savait jurer, fréquentait l’église, allait même seul à la ville. On disait de lui à Grünewald :

— Le Russe Ivan vaut son pesant d’or. Il deviendra un bon Allemand.

Herr Braun lui-même lui demandait parfois conseil. Ivan connaissait la fumisterie, le briquetage, maniait la hache à merveille. L’Allemand lui dit au bout de la deuxième année :

— La guerre finie, ne retourne pas chez toi.

— J’y retournerai sans faute, dit Ivan. J’ai le mal du pays.

Il reçut une fois de la maison des biscuits de seigle. Dacha avait griffonné : « Nous vivons fort mal et manquons de tout, cher frère... » Ivan fit craquer un biscuit, sourit, recommença. Il se pencha vers la boîte, aspira l’odeur, qui lui rappela bien des choses. Cette nuit-là il eut de la peine à s’endormir. Le matin il dit à l’Allemand :

— Voilà, notre pain, Herr Braun !

L’Allemand croqua un biscuit, mâcha, le trouva acide :

— Il faut le saupoudrer de cumin, déclara-t-il.

— Chez nous, on le saupoudre de sel, fit Ivan, morose.

Toute une semaine Ivan ne fut pas dans son assiette, il songeait à cette petite phrase : « nous vivons mal ».... Il vit sa mère en rêve : la vieille marchait dans un champ désert, en hiver, paraissant le chercher ; et lui, Vania, embourbé dans la neige, ne pouvait se faire entendre. Il s’éveilla : l’Allemand cognait pour le travail. Ce jour-là. Ivan s’arracha un ongle au hache-paille : la tâche finie, assis avec le maître sur le billot, près du hangar, Ivan dit :

— Je travaille pour vous, Herr Braun, qui êtes déjà riche. Or ma vieille mère, sans moi, dépérit...

— Tu travailles pour notre Allemagne, Ivan. Tu es prisonnier.

— Ce n’est pas juste. Cela rappelle le servage. Et vous parlez, Herr Braun, de votre culture ! Il en résulte que vous exploitez les gens. Vous me payez tout juste deux roubles !...

Braun lui dit qu’il ne fallait pas parler ainsi, sinon il ferait sa déclaration, comme la loi l’exigeait, alors on pouvait envoyer Ivan aux mines.

— On n’en revient pas !

— Je sais, dit Ivan : c’est, d’après vous, la culture !

Braun se fâcha, l’appela « tête de pomme de terre ». Il demanda :

— Dans quel journal as-tu lu ça ?

— C’est écrit en moi, dans la pomme de terre !

Il rencontra plus souvent Thérèse en tête-à-tête, on faisait un brin de causette.

Une fois, en automne, dans la houblonnière, Ivan lui remplit son tablier de cônes de houblon — elle en avait demandé pour faire un cataplasme à sa mère, Frau Winde. Il baisa galamment les doigts glacés de Thérèse, qui lui donna un cône et lui dit rieuse :

— Portez-le toujours sur vous. C’est pour votre bonheur.

— Je me rappellerai vos cheveux. Ils sont dorés comme le houblon. Ça me tourne la tête...

— Où avez-vous lu de tels mots, Johann ? Car vous êtes Russe...

— Nous avons des mots pour chaque chose !

Il voulut se pencher vers sa tête blonde, mais elle s’enfuit. Il mit le cône dans sa blague à tabac, le fuma sans y prendre garde.

Un jour, à la fin d’avril, Ivan la rejoignit sur la route de la ville. Le ciel était bleu, les pâquerettes fleurissaient déjà. Le sang lui battait les tempes, les alouettes chantaient, comme aux environs de Toula. Les bouleaux commençaient à embaumer. Ivan, remarquant au bord de la route une touffe de marguerites roses, arrêta la jument grise. Thérèse arrêta la sienne, une pie. Il cueillit les fleurs et les lui donna en silence. Thérèse fit un signe de tête, dit :

— Vous vous êtes arrêté pour me cueillir des marguerites ! Non, vous n’êtes pas un Ivan russe sauvage, vous êtes tout à fait des nôtres, Johann. Vous deviendrez un bon Allemand.

Ivan lui dit en caressant la jument pie :

— Elle est en sueur... Entendez-vous chanter les alouettes ? Il y en a aussi chez nous... c’est maintenant la saison.

Elle leva ses yeux gris vers le ciel : non, on ne les voyait pas.

— Chez vous, Johann, y a-t-il... des chardonnerets ?

— Autant qu’on veut. Les chardonnerets d’Oriol chantent le mieux, dit-il en russe, oubliant qu’elle ne comprenait pas.

— Restez chez nous, Johann. Mon père vous prendra volontiers à son service.

— Chacun me prendra pour travailler ! dit Ivan en soulevant par la roue le char à banc avec Thérèse. N’ayez pas peur, vous ne tomberez pas. Mais que ferais-je ici ? De retour au pays je me marierai... je monterai mon ménage. À présent j’ai beaucoup appris. J’ai payé Herr Braun pour mon savoir. Je serai moi-même un Herr Braun !

— Que vous êtes... drôle ! s’exclama Thérèse en lui frappant la main avec une marguerite. Est-ce que vous vous sentirez mal chez nous ? Après la guerre, vous serez libre. Vous pourrez alors gagner ce que vous voudrez. Vous êtes fort, vous pouvez gagner beaucoup !

Ivan eut envie de rire. Il lui conta la chanson de l’Allemand qui, voulant se marier, acheta une auge à sa fiancée. Thérèse rit joyeusement, toute rose.

— Ainsi, on se marie pour une auge !

— Eh bien quoi ? Il y a chez nous de jolies filles... de bonne famille... Seulement il faut posséder quelque chose. Avez-vous un capital, en Russie ?

— Je suis moi-même un capital ! Herr Braun l’a dit hier ! Celui-ci sait tout ! On m’épousera chez nous sans capitaux !

— Oui, sans doute... soupira Thérèse, mais, sans argent il est difficile de vivre. Vous connaissez peu la vie, Johann. Chez nous chaque écolier sait cela.

Ivan savait qu’il plaisait à Thérèse. Elle aussi lui était sympathique, bien que sérieuse, pas comme Tilda, avec qui il passait maintenant d’agréables minutes. Il savait par Tilda que Braun et Winde, le père de Thérèse, avaient décidé depuis longtemps qu’Heinrich le cadet — actuellement sur le front français — se marierait avec Thérèse après la guerre. Et il dit franchement :

— Tu me plais... mais tu épouseras Heinrich, je sais à quoi m’en tenir.

Le sang lui monta au visage, elle baissa les yeux. Elle réfléchit, murmura :

— Mais s’il était tué ?

Moritz le bossu les dérangea : il les rejoignit à bicyclette. Thérèse fouetta sa jument. Ivan repartit au pas. Tout le long du chemin il songeait : « Comme ces Allemandes sont bizarres : sans avoir l’air d’y toucher, elles lâchent des énormités ! »

Mais Thérèse aux yeux bleus l’attirait vivement dans sa fraîcheur printanière. Sa tête blonde, son doux visage le fascinaient. Il n’y en avait pas de pareille dans son village.

Elle était très tendre, semblable aux demoiselles du barine Skvortsov.

Le soir il la surprit dans la houblonnière, derrière la grange. Elle était venue écouter le merle dont Braun avait accroché la cage à une gaule. Ivan lui prit la main, dit d’un ton ferme :

— Écoute. M’accompagneras-tu dans mon pays ? nous nous marierons...

Il l’enlaça. Le merle sifflait doucement au-dessus d’eux. Elle se serra contre Ivan et chuchota dans un souffle :

— Aujourd’hui Heinrich a envoyé une lettre... Il vient en permission...

— Alors il n’a pas été tué ?... commença Ivan qui la saisit passionnément par les épaules, mais elle se dégagea et s’enfuit, effrayée.

Ivan demeura seul dans la houblonnière où le soir tombait, parmi la forêt des perches. Il contemplait le merle, les étoiles qui s’allumaient. Il sifflait à l’oiseau qui lui répondait en le regardant aussi...

Lorsque Ivan revint de la houblonnière, Tilda lui cria brusquement :

— Ivan, il faut enlever les sacs !

Ivan la suivit dans la grange déjà sombre. Soudain elle se jeta sur lui, l’agrippa aux épaules, toute tremblante :

— Maudit diable ! Ingrat ! Je sais tout maintenant...

Ivan la saisit, lui dit à l’oreille :

— Buvons à la santé de ton Fritz, peut-être sera-t-il bientôt tué ?

Elle s’arracha à son étreinte, comme une folle.

— Fi ! garde-toi de parler ainsi, c’est stupide !

— Toi-même tu y prends goût, ma chatte... chuchota Ivan en l’étreignant. Oui, ne te rebiffe pas... ne... ah ! vous autres Allemandes... vous voulez que tout se passe à votre guise... Écoute donc chanter le merle...

Elle resta, contente. Elle partit en entendant des pas lourds derrière la grange ; c’était Braun qui allait, en reniflant, rentrer son merle pour la nuit.



IV


Mai arriva — le troisième mai de la captivité allemande. Fritz et Heinrich étaient déjà venus deux fois en permission. Braun tuait chaque fois un porc. On bâfrait deux semaines en buvant force bière.

Cette fois-ci les deux fils vinrent ensemble — pour une semaine. On sacrifia un goret et deux oies, bien que la maîtresse les regrettât. Heinrich ayant reçu de l’avancement, Braun décida de célébrer ses fiançailles avec Thérèse. D’ailleurs la guerre paraissait toucher à sa fin. Au village on pavoisait sans cesse, on fêtait de nouvelles victoires.

Les parents arrivèrent pour les fiançailles : de Grünewald, de Werbin et du haut pays. Les hommes étaient lourds, les femmes épaisses, beaucoup de jeunes filles fortes ou minces en robes claires et des cols de velours. Heinrich, avide de montrer ses galons de Fähnrich, circulait en nouvel uniforme, avec un nouveau sabre. Sur un char à bancs au bruit de ferraille arriva de loin le grand-père de Thérèse, chauve comme un œuf, en vieux caftan vert avec d’énormes boutons en fer. Il apportait en cadeau une cassette en nacre et un angora blanc.

On célébra bruyamment les fiançailles chez Winde, on cassa une masse de vaisselle pour le bonheur des futurs. De la grange Ivan écoutait le fracas de ce « bonheur ». Il songeait : « Si je pouvais lui casser la figure — comme porte-bonheur ! » Le chagrin et le dépit l’envahirent. Il descendit à la cave, crocheta la serrure, tira trois litres de bière brune — se rasséréna. Il alla à travers la rue dans la cour de Thérèse, prêta l’oreille. On cassait toujours la vaisselle. Il retourna chez Braun, redescendit à la cave, s’égaya. Il fit ainsi la navette, jusqu’à ce qu’on eût fini de casser. Il ne se souvenait plus de rien.

Depuis le matin, sous les lilas, Moritz le bossu et l’aide pharmacien jouaient du violon. Braun était allé demander une dérogation aux règlements du temps de guerre. Comme un télégramme annonçait une nouvelle victoire, la permission fut accordée.

Les convives mangèrent un sanglier entier, deux couples d’oies, une vingtaine de lapins. On avala quarante litres de bière et quatre bouteilles de schnaps. Tous étaient rassasiés et joyeux. On entoura le portrait du kaiser de branches de chêne et de sapin, on menaça de couler tous les bateaux ennemis, de s’emparer de toute la Russie, jusqu’à la Sibérie... Le vieux grand-père de Thérèse braillait :

— Je veux une chaude pelisse... de l’ours russe !

Heinrich lui promit une pelisse, un bonnet de renard, et à la jeune Thérèse, de la soie de Lyon.

On dansa dans l’étroit jardin où fleurissaient les giroflées précoces. Fritz le sanglier valsait avec Tilda en pompeuse toilette — une robe couleur d’or, avec un nœud rose par derrière ; Heinrich le joli cœur avec Thérèse — placide brebis, Il n’y avait pas de jeunes gens ; seul était venu Klupf, un soldat ivre, qui frappait du poing sur la table, proférait des menaces :

— Du Français je ferai sortir du vin rouge... de l’Anglais du porter noir... Rossons l’Europe !

On se moquait de Klupf : « Bien sûr, nous autres Allemands sommes les premiers en Europe ! Nul ne l’ignore ! »

Klupf l’ivrogne ne voulait rien savoir, il braillait :

— Deutschland über alles ! Hoch ! hoch !

Klupf le bourrelier avait l’esprit caustique ; l’assistance se pâmait à ses propos, cognait avec les cannes, le grand-père de Thérèse applaudissait de ses mains sèches comme des castagnettes.

C’était un dimanche, le soir. Ivan, assis dans la cour, près du hangar, écoutait le rire sonore de Tilda. Elle avait bu beaucoup de bière et ne lâchait pas son Fritz moustachu.

— Te voilà déjà engourdi, mon petit Fritz ? Ne bois pas tant, mon coq. Allons danser !

Klupf foulait le gazon en hurlant une chanson de soldat :

D’un taureau je découperai des lanières

Pour faire des ceintures aux amis !...

On l’expulsa du jardin à cause de sa tenue cynique. Ivan voyait l’élégant Fähnrich chuchoter avec Thérèse, et rougir la pudique brebis. Il se rappela — en riant dans ses moustaches : « Et s’il était tué ? » Il comprenait parfaitement ce que chantait Heinrich, en offrant à la brebis une giroflée blanche :

Ah ! chère blondine

Au pur et tendre visage,

Quand tu prends une fleur en main,

On dirait vraiment une sainte.

Ivan était déprimé depuis le matin. Tilda l’avait regardé comme si elle le voyait la première fois, et crié :

— Cire les bottes de Fritz !

Ivan prit les bottes, la regarda dans ses yeux effrontés et dit insolemment :

— Pour cirer tes souliers tu me paies bien, Madame..., mais pour ceux-ci, avec des éperons, paieras-tu mieux ?

Tilda devint pourpre, lui arracha les bottes, se sauva. Toute la journée le nœud rose de Tilda et son rire en cascade l’agacèrent. Cela lui faisait mal au cœur que la blanche Thérèse ne quittât pas son fiancé, l’accompagnât dans ses chansons. Depuis le dîner les paroles : Ah ! chère blondine ! le poursuivaient.

Dans cette joyeuse soirée la cage du merle était accrochée sur le hangar ; il sifflait avec un entrain particulier. La chanson de l’oiseau tourmentait Ivan. Il écoutait les voix éclatantes des Allemands... Quels mufles ! Ils profitaient de son travail et le considéraient toujours comme un étranger ! Le bétail tenait plus à cœur au maître ! Aujourd’hui encore Braun avait tâté le terrain, ne resterait-il pas définitivement à Grünewald ? Mais on ne l’avait pas invité à la fête, on ne lui avait même pas offert de l’oie ni donné de la bière ! Et cette coquine de Tilda qui venait le trouver chaque nuit... à présent elle se serrait contre son mâle roux, moustachu, son nœud était bien à sa place ! Et cette Thérèse au regard de brebis, qui ne lâchait pas le sien. À quoi bon faire des façons avec elles ! Une fois celui-ci parti-je lui donne rendez-vous dans la houblonnière et je lui casse sa vaisselle ! Ce sera le couronnement de ses fiançailles.

Et Ivan entendit de nouveau :

Quand tu prends une fleur en main,

On dirait vraiment une sainte.

Assis sur la meule, Ivan faisait machinalement sonner sur la pierre son rouble porte-bonheur. Il prêtait l’oreille au son argentin qui évoquait pour lui le pays. Il se rappela sa sœur Dacha, qui en faisant de la dentelle au fuseau, dans l’izba, avait gagné ce fameux rouble... sa vieille mère, depuis un an au cimetière. Il se rappela les étalons de Prochine, aux yeux injectés de sang... le petit chien Renardeau, les prairies de Skvortsovka, l’herbe humide de rosée, les trilles des rossignols au printemps... Il se revit, au son de l’accordéon, menant la ronde avec les filles dans les ravins...

Ivan écoutait le son grêle, songeait : « Peut-être retournerai-je bientôt en Russie. » Il leva la tête — le merle sifflait en le regardant.

Il décrocha la cage, ouvrit la porte — prends ton vol !

Le merle passa la tête, agita son bec jaune — frrt ! Il se posa sur le hangar, toujours sifflant ; au lieu de s’envoler il se blottit dans la cage.

— Imbécile ! l’Allemand t’a bien dressé.

Il entendit un éclat de rire, pensa avec animosité : « Si je pouvais les épater, les maudits diables ! »

Il se rappela que l’heure d’abreuver les vaches approchait. Tilda devrait ôter sa parure, retrousser sa robe, faire résonner les seaux.

« La suivre dans l’étable, et devant tous la culbuter... ce serait fameux ! Ou bien apporter ce corset, crier : Voilà ce que tu as oublié la nuit sur mon lit ! Ah ! comment leur en boucher un coin, à ces démons ! »

Il leva la tête en entendant marcher : l’ivrogne Klupf l’observait. Il regardait Ivan faire sonner son : rouble.

— Holà ! appela Klupf.

— Holà ! reprit Ivan.

— Fais voir, l’ami !

Ivan sortit sa blague, y cacha le rouble, se mit à siffler.

Klupf tapa du pied, montra le poing, invectiva :

— Ah ! le cochon !... sale cochon russe !...

Ivan avait la réplique facile. Il en dit à Klupf de toutes les couleurs, prit sa revanche pour trois ans : Klupf marcha sur Ivan, mais Braun survint et l’arrêta. Il tempêtait, menaçait Ivan de l’éventrer.

Braun l’exhortait au calme, disant :

— Ivan est un bon ouvrier, il ne ressemble pas du tout à ces imbéciles, à ces fainéants de Russes !

Ivan, piqué au vif, se dressa de toute sa taille, comme à la revue, cria :

— C’est faux, Herr Braun. Russe j’étais, Russe je suis resté, et non pas un sanglier, un Allemand ! Je n’exploite pas les gens, je ne suis pas un grippe-sou !

Ce fut une clameur générale, ponctuée de coups de bâton. Braun calma la compagnie, dit paisiblement :

— Il ne faut pas dépasser les bornes. Mes amis, célébrons notre fête. Nous avons tous un peu bu.

— Je lui ferai toucher les omoplates ! reprit Klupf.

Tous connaissaient Klupf le taureau : il les avait tous tombés. Les Allemands s’écrièrent :

— So, so ! Avance, Ivan russe... il te mettra par terre en deux minutes.

La gaieté reparut, on criait à Klupf : Hoch ! hoch !

Ivan vit Tilda rire, découvrir ses dents aiguës ; il vit la douce Thérèse qui, abritée derrière son fiancé, le scrutait de ses yeux de faïence. Il fut saisi de rage.

— Je vais vous montrer de quel bois je me chauffe. En garde !

On choisit des arbitres ; le grand-père de Thérèse donna le signal en battant des mains.

Klupf était plus petit qu’Ivan, mais plus large d’épaules, plus trapu. Il le saisit par la ceinture, se mit à le presser sous lui. Il redoubla d’efforts, son pantalon craqua, cela fit rire. Ivan se redressa, exerça une pesée, saisit le cou de taureau — impossible d’en venir à bout. Le délai passa, le grand-père de Thérèse frappa dans ses mains :

— Assez. Klupf a bu trop de bière !

Ivan lâcha Klupf — violacé, cracha dans ses mains :

— Allons-y à coups de poings ! Ah ! je vais les épater, les maudits diables !

Les arbitres s’y opposèrent : c’était trop facile de battre un homme ivre !

Alors Fritz cria :

— Essayons notre force à porter des sacs ! Il y avait dans la cour cinq sacs remplis de terre de bruyère, grands et lourds. Fritz en chargea un sur ses épaules et dit à Ivan d’en mettre un par-dessus. Ainsi fut fait. Fritz parcourut la cour — sans se courber. Il fit ajouter un troisième sac et marcha à peine courbé. Il déposa son fardeau, dit à Ivan de le porter.

Chargé de trois sacs, Ivan parcourut triomphalement la cour, le buste droit. Il esquissa même un pas de danse. Les Allemands crièrent : Hoch ! et frappèrent de leurs bâtons.

— Hé, il a battu Fritz !

— Non, Fritz peut faire mieux !

On chargea Fritz de quatre sacs. Il marcha, écarlate, les yeux écarquillés, vacilla, les jeta à terre. Ivan cria crânement :

— Eh ! je vais épater les maudits diables ! Chargez-moi les cinq, Allemands !

On voulut l’en dissuader :

— Assez ! Tu vas te donner un tour de reins, Ivan ! Nous voyons que tu es aussi fort que Fritz !

— Allez-y ! Noch aufladen !

On se mit à entasser les sacs sur Ivan, qui disparaissait sous la masse. Ensuite il se redressa, fit deux pas, retrouva son équilibre — partit avec aisance. Les Allemands, debout sur le billot, le banc, le suivaient du regard, le cou allongé — s’attendant à le voir vaciller. Les veines gonflées, la face violette, Ivan parcourut un côté de la cour, passa à côté de Braun, plaisanta :

— Assieds-toi, patron !

Il passa près de Fritz :

— Fais asseoir ta garce et la mienne !

Il s’avança vers Tilda, regarda ses dents avides, râla :

— Si nous... dansions...

Comme à travers un nuage il reconnut Thérèse, dont Heinrich baisait l’oreille rose, la tête blonde — et chancela : un fer rouge lui fouillait la poitrine.

Et, au moment de sombrer dans l’inconscient, quand le sol oscilla sous lui, Ivan crut entendre une voix bien connue l’appeler : Vania !

V


Quand Ivan revint à lui, les étoiles apparaissaient dans le ciel. Les sacs gisaient là. Les Allemands formaient un cercle bruyant. Braun criait :

— C’est un jeu stupide ! On peut perdre un homme !

Fritz riait :

— Eh bien, Ivan ! La terre nous couvrira tous ! Lève- toi, nous boirons.

— Lève-toi, Ivan ! Debout, ours russe ! braillait Klupf. Tu es plus fort que tous, sanglier ! Hoch ! Buvons, mon ami. Hoch !

Ivan ne pouvait pas se relever. Les Allemands le soulevèrent, l’assirent sur le billot. Tilda lui apporta un verre de lait.

— Bois du lait, Johann...

Soudain un flot de sang jaillit de la gorge d’Ivan, éclaboussa le lait et la blanche main de Tilda. Les jeunes filles poussèrent des cris, Tilda retira sa main avec le lait teinté de rose, pâlit.

Fritz prit le verre, sourit :

— Eh quoi... tu n’as pas encore vu de sang étranger ?... Va te laver.

— Tilda, Tilda ! cria la vieille Allemande. Il est temps de traire !

Le coucou sonna huit heures. Tilda alla changer de robe. Les Allemands partirent achever la bière, Fritz mena Ivan dans le hangar, sur sa couchette.

— Tu n’as pas le sens de la mesure, Ivan, c’est ainsi que tu as perdu ta force. Cela à cause de ta bêtise. Il faut savoir plaisanter.

Ivan articula faiblement :

— M’en fiche.

La nuit, le sang jaillit de nouveau, inondant sa chemise. La soif le tourmentait. Personne à son chevet. Ivan humait faiblement l’air chaud, oscillait sur de hauts chars de foin, entendait la voix plaintive et familière...

Le jour vint. Cinq heures sonnèrent au coucou. Braun cogna :

— Eh bien, Ivan ! Peux-tu arracher les pommes de terre ?

Ivan gisait inerte, blanc comme un linge. Il s’agissait bien de pommes de terre ! Il y eut une pause.

— Ifan ! Si tu buvais un peu de bière... et mangeais du porc ?

Les yeux d’Ivan demeurèrent clos. Il murmura dans un souffle :

— Non... J’ai mon compte..,

Braun ne comprit pas. Il piétina sur place, conseilla de frotter la poitrine et le dos à l’opodeldoch ou à l’éther formique : remède ancien et sûr. Lui-même se frottait toujours la poitrine à l’éther formique.

— Emmenez-moi... dans mon pays... Je veux la Russie... J’entends...

Braun ne comprit pas : Ivan délirait en langue étrangère — dans sa langue de sauvage.

Fritz survint, regarda le visage de cire d’Ivan : « fichu ! » pensa-t-il. Il dit qu’il fallait le transporter à l’hôpital.

Les lèvres d’Ivan remuaient. Murmure confus, inintelligible à lui-même, aux Allemands, aux ténèbres du hangar. Il humait l’air avidement, délirait dans une langue inconnue — dans sa langue de sauvage.

Braun le conduisit lui-même à l’hôpital.

Lorsqu’on l’installa dans la voiture, Tilda monta sur le billot pour mieux voir. Leurs yeux se rencontrèrent. Ivan eut un pâle sourire : voilà où j’en suis maintenant, alors que... Il considéra la cour de l’Allemand, le solide bâtiment en pierre, les génisses que Lischen poussait dans l’enclos ; il regarda les rideaux ornés de broderies, les pendeloques rouges des fuchsias, les plates-bandes verdoyantes dans le potager. Ah ! si l’on pouvait transporter tout ça à Skvortsovka !

Il se courba, s’étendit auprès de l’Allemand.

Lorsqu’on passa devant la maisonnette bleue de Winde, Ivan regarda dans le jardin, mais Thérèse ne s’y trouvait pas.

Adieu, étrangère caressante aux yeux bleus. Il se rappela les paroles de l’ivrogne Klupf, la veille : « Tu es plus fort que tous, Ivan ! » En proie au dépit, il dit à l’Allemand :

— Je sais tout... J’aurais dirigé votre exploitation... tant pis.

Braun hocha la tête et répondit sans retirer son cigare :

— Non, tu n’aurais pas pu, Ifan. Tu... tu es une tête de pomme de terre.

Il l’avait dit souvent. Il ajouta :

— Un homme intelligent ne finit pas comme ça. Dumm !

— M’en fiche..., dit Ivan en crachant le sang. Je te donnerai mon rouble porte-bonheur...

Braun ne répondit pas. Ivan chercha sa blague, sortit le rouble, le caressa.

— Tiens, Allemand... Souviens-toi d’Ivan.

Braun le dévisagea, prit le rouble des doigts glacés, tira sa bourse en perles... Mais Ivan le lui retira des mains.

— Qu’il roule plutôt !

Et, rassemblant ses dernières forces, il le lança droit vers le ciel, comme jadis il lançait ses gluaux.

On passait justement sur la chaussée de l’étang de Grünewald long de plusieurs kilomètres. La pièce scintilla au loin, disparut.

— Qu’il roule !

Ivan, les lèvres crispées, sourit douloureusement.

Braun lui lança un regard sévère, mâchonna son cigare.

VI


À table, le soir, Braun dit :

— Nous avons perdu le brave Ivan. Le docteur a dit qu’il s’est rompu quelque chose dans la poitrine, là où une balle avait traversé. Tu l’as mis en colère, Fritz. Il est bête et ne connaît pas la mesure. C’était un fameux travailleur. Il faudra en demander un autre. On dit qu’il est arrivé un nouveau convoi d’Ivans russes, pour les travaux. Il ne fallait pas l’agacer.

— Il voulait se vanter de sa force devant les filles ; un coureur de cotillons, dit Tilda. À présent je puis bien le dire : il me poursuivait, le pauvre !

— Qu’est-ce que c’est ? cria sévèrement Fritz.

— En voilà une idée ! Pour qui me prends-tu ! s’exclama Tilda indignée.

— C’est bon. Verse-moi de la bière.

Tilda lui versa, ainsi qu’à elle, le regarda longuement dans les yeux, trinqua, sans retirer son verre. La vieille Allemande les considérait avec attendrissement. Le coucou sonna dix heures.

— Il n’avait déjà plus sa tête à lui... dit Braun. Il a lancé dans l’étang son rouble d’argent, deux marks.

À cette heure Ivan mourait dans une salle proprette de l’hospice de Grünewald.

Le médecin de service nota dans son journal : « Le prisonnier russe Ivan Gratchov, 26 ans, N° 24727, est mort le 16 mai à 10 heures du soir, d’un épanchement de sang aux poumons (apoplexie pulmonaire). Cause déclarée : a soulevé un poids excessif, à la suite d’un pari (300 kilos). Cause auxiliaire : une blessure de guerre à la poitrine (perforation). Magnifique exemplaire du type slave. Une mensuration complète a été effectuée (page 169). À communiquer à M. le professeur Kleiden (Berlin). »

Après avoir noté le rapport de l’infirmière, le médecin fit transporter le cadavre à l’amphithéâtre, pour l’autopsie.
Bien qu’encore presque inconnu en France, Ivan Chmélov n’en est pas moins un des plus grands écrivains russes vivants.

Né à Moscou en 1873 dans une famille de négociants, M. Chmélov se familiarisa dès l’enfance avec les mœurs populaires et le parler si savoureux des marchands moscovites. Plusieurs années passées en province au sortir de l’Université lui permirent d’enrichir encore ses observations et son vocabulaire. Aussi quand, en 1906, il aborda la littérature, se révéla-t-il d’emblée comme un profond connaisseur de la vie russe et un maître du verbe : sa langue est peut-être avec celle d’Ostrovski et de Leskov une des plus riches de toute la littérature russe.

Ses œuvres, parmi lesquelles il faut citer : Déchéance, Le Citoyen Oukléïkine, Un Garçon de Restaurant, Sous le ciel, Adieux à la vie, L’inépuisable coupe, sont empreintes à la fois d’une chaude pitié et d’une cristalline sérénité.

Cependant la guerre amena un changement dans sa manière, qui devint plus nerveuse, parfois même trépidante : La Face Secrète, 1915, Plaisante Aventure, 1916, Cela fut, 1923. Fixé en France depuis l’an dernier, il y travaille à une grande œuvre, intitulée Le Soleil des Morts, où se refléteront les événements contemporains, et appelée à un grand retentissement à en juger par les premiers chapitres récemment parus en revue.

H. M.

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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 20 juin 2013.


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1 Pour zdrastvoui, formule russe de salutation. — H. M.

2 Jument. — H. M.



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