Littérature russe — Alexandre Pouchkine (Пушкин Александр Сергеевич) 1799 — 1837



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IV.


Lisaveta Ivanovna était assise dans sa chambre, et elle avait encore sa parure de bal, tant elle était absorbée dans de profondes réflexions. En rentrant, elle s’était empressée de renvoyer sa femme de chambre à moitié endormie, et qui de mauvaise grâce lui offrait ses services, et après avoir dit qu’elle se déshabillerait bien seule, elle était montée chez elle en tremblant, car elle craignait et désirait tout à la fois de trouver Herman. Mais en entrant, du premier coup d’œil elle avait vu qu’il n’était pas là ; et tout en remerciant le sort des obstacles qui l’avaient empêché de venir, elle s’était sentie triste, tourmentée, s’était jetée sur une chaise, sans même ôter sa robe ; elle s’était laissée aller à remémorer dans son cœur tous les événements qui s’étaient succédé dans un temps si court, et qui l’avaient entraînée si loin.

Trois semaines ne s’étaient pas passées, depuis le jour où elle avait vu pour la première fois par la fenêtre ce jeune officier, et déjà elle était en correspondance avec lui, et déjà il avait eu le temps de l’amener à un rendez-vous pendant la nuit. Elle savait, il est vrai, son nom. Mais comment l’avait-elle appris ? Par la seule signature de ses lettres ; et de plus, elle ne lui avait jamais parlé, elle n’avait jamais entendu le son de sa voix. Personne même ne l’avait nommé devant elle. Pourtant, si !... — Ce soir !... Singulier hasard ! bizarre coïncidence !

Tomsky s’étant mis au bal à bouder la jeune princesse Pauline *** parce que, contre son habitude, elle faisait la coquette avec un autre que lui, n’avait rien trouvé de mieux, afin de se venger et de lui montrer une belle indifférence, que d’engager Lisaveta Ivanovna pour l’interminable, l’éternelle mazourka. Et pendant tout ce temps, il l’avait tourmentée, harcelée sur sa préférence pour les officiers du génie, lui assurant qu’il en savait beaucoup plus qu’elle ne pouvait le supposer. Quelques-unes même de ses plaisanteries avaient été si adroitement dirigées, qu’elle avait pensé plusieurs fois que son secret était découvert.

— De qui tenez-vous toutes ces folies ? lui avait-elle demandé avec un sourire qu’elle s’efforçait en vain de rendre naturel.

— D’un homme vraiment remarquable, d’un de mes amis que vous connaissez quelque peu, avait dit Tomsky qui se plaisait à l’embarrasser toujours davantage.

— Et le nom de cet homme extraordinaire ?

— Herman.

À ce nom, Lisaveta Ivanovna n’avait rien répondu ; mais ses pieds, ses mains s’étaient glacés, tout son sang lui avait reflué au cœur.

— Sa figure est des plus romantiques, avait poursuivi Tomsky, qui épiait sur ses traits le fond de sa pensée ; il a le profil tant soit peu napoléonien, et l’âme plus que méphistophélique. Je garantirais qu’il a au moins sur la conscience trois belles et bonnes scélératesses ! Mais comme vous avez pâli, Lisaveta Ivanovna ?...

— C’est possible, j’ai mal a la tête... Mais que vous disait cet Herman, car c’est ainsi que vous l’avez nommé, je crois ?



  • Herman est très-mécontent de son ami, il prétend qu’à sa place il aurait agi tout différemment. Je vous dirai même que je le suppose aussi amoureux de vous ; car il n’entend pas de sang-froid parler de votre beauté, de votre grâce élégante.

— Mais où m’a-t-il vue ?

— À l’église sans doute, ou à la promenade, Dieu sait !...8 peut-être même dans votre chambre pendant que vous dormiez ! Il en serait capable !

À ce moment, on faisait la figure des questions, et trois dames s’étant approchées d’eux en disant à Tomsky oubli ou regret, cette conversation, qui commençait à être si intéressante pour Lisaveta Ivanovna, s’était trouvée brusquement interrompue. Et, par une sorte de fatalité, elle n’avait pu se renouer ; Tomsky, qui avait choisi d’instinct la princesse Pauline, n’avait plus guère pensé à Herman et à la jeune élève de sa grand’mère !

Aussi, pendant qu’il faisait un ou deux tours de plus pour terminer sa petite brouille et signer sa paix, la mazourka avait fini, et la vieille comtesse était partie. Les paroles de Tomsky n’étaient autre chose que des propos de bal, un bavardage de mazourka. Mais elles étaient entrées profondément dans le cœur de Lisaveta Ivanovna. Le portrait qu’il avait tracé avait une grande ressemblance avec celui de son imagination, et grâce à tous les nouveaux romans qu’elle lisait chaque jour à la comtesse, et qui exaltaient ses idées, elle trouvait dans ce type de figure quelque chose qui l’effrayait et la charmait à la fois... Sous cette double impression, elle rêvait, les bras en croix sur sa poitrine et la tête baissée. Elle oubliait qu’elle portait encore son costume de fête et qu’elle avait à son front une couronne de fleurs.

Tout à coup, la porte s’ouvrit.

Herman parut !

Elle tressaillit, elle se sentit trembler.

— Où donc étiez-vous, lui demanda-t-elle à voix basse, et avec un sentiment d’effroi involontaire.

— Dans la chambre à coucher de la vieille, dit Herman, j’en sors à l’instant. La comtesse est morte.

— Morte ! que dites-vous, grand Dieu !

— Et c’est moi qui suis la cause de sa mort, continua Herman avec un horrible sang-froid.

— Vous !....

Lisaveta Ivanovna le regarda fixement, et les paroles de Tomsky revinrent subitement à sa pensée : Je garantirais qu’il a au moins sur la conscience trois belles et bonnes scélératesses.

Mais Herman, peu soucieux de ce regard d’inquisition, s’assit tranquillement sur la fenêtre à côté d’elle, et lui raconta cruellement et dans les plus grands détails tous les plans qu’il avait formés et qui venaient d’échouer d’une façon si tragique.

Elle, la malheureuse, l’écoutait avec terreur. C’en était donc fait de tous ses rêves !!!

Ces lettres passionnées, ces tendres sollicitations, cette poursuite si hardie et si obstinée, tout cela n’était pas de l’amour ! L’argent, l’argent seul ! voilà ce dont son ame avait soif, et tout ce qu’elle aurait pu faire n’aurait jamais suffi pour satisfaire ses désirs et le rendre heureux. Elle n’était rien pour lui qu’un instrument de crime, elle se trouvait en quelque sorte l’aveugle complice de l’assassin de sa vieille bienfaitrice ; et elle pleurait, pleurait amèrement, son repentir était plus grand que sa faute. Son cœur ne se pardonnait pas !

Herman, les yeux fixés sur elle, gardait alors le silence. Il sentait aussi quelque chose en lui qui le déchirait. Mais ce n’étaient ni les larmes de la pauvre fille, ni l’inexprimable charme de sa vive douleur. Ce n’était pas non plus le remords d’avoir tué la comtesse ; son âme était trop dure, trop de granit ! Mais c’était la perte irréparable du secret dont il attendait sa fortune. L’avenir lui paraissait maintenant horrible, il l’avait rêvé si beau !

— Vous êtes un monstre, dit enfin Lisaveta Ivanovna, chez laquelle l’indignation se faisait jour à travers les larmes.

— Je ne voulais pas sa mort, répondit Herman, mon pistolet n’était pas chargé.

Et de nouveau ils restèrent en face l’un de l’autre, dans le plus profond silence.

Le jour commençait. Lisaveta Ivanovna éteignit la chandelle, qui déjà aux trois quarts consumée, ne jetait plus qu’une faible lumière, et une pâle clarté se répandit dans la chambre.

La pauvre enfant essuya ses yeux tout en pleurs, et s’adressant à Herman, qui assis sur la fenêtre, les bras croisés, avait dans l’expression de sa figure quelque chose de satanique : — Comment sortirez-vous de chez moi ? dit-elle, comment sortirez-vous de l’hôtel ? J’avais pensé vous conduire par un escalier dérobé ; mais il faut passer devant la chambre de la comtesse.

— Eh bien ? dit Herman.

— J’ai peur !

— Alors indiquez-moi comment trouver cet escalier, et je m’en irai seul.

Lisaveta Ivanovna se leva, prit dans sa commode une clef, et la donna à Herman, en lui expliquant le mieux qu’elle le pouvait le chemin qu’il devait prendre.

Herman saisit sa main froide et inanimée, fit mine d’un baiser sur ses cheveux, car elle avait la tête baissée comme pour se cacher à elle-même, et sans un mot, sans une parole de cœur pour dernier adieu, il sortit.

Il descendit l’escalier en spirale, et pénétra de nouveau dans la chambre à coucher de la comtesse. La vieille était assise, et pour ainsi dire clouée dans son fauteuil ; la mort l’avait comme pétrifiée, et sur toute sa figure était répandue une expression de tranquillité profonde. Herman s’arrêta devant elle, et la regarda longtemps, mais sans éprouver un autre sentiment que celui d’une dernière curiosité. Il voulait être bien sûr qu’elle ne vivait plus ! puis enfin, il entra dans le cabinet, se mit à tâter avec ses mains derrière la tapisserie, et après avoir trouvé une porte, il l’ouvrit et se dirigea comme il put par un sombre et noir escalier.

Et quelles pensées pouvaient, en ce moment, le préoccuper, l’agiter !

Il est bien possible, se disait-il, qu’il y a soixante ans, dans la même chambre et à la même heure, se glissait à la dérobée un jeune heureux en habit brodé, coiffé à l’oiseau royal, et serrant contre son cœur son chapeau à trois cornes. Depuis bien longtemps sans doute, ce cœur-là est réduit en poussière dans la tombe ; — aujourd’hui le tour de la vieille est arrivé, son cœur ne battra plus !

Sous l’escalier, Herman vit une autre porte, et l’ayant ouverte encore avec la clef que Lisaveta Ivanovna lui avait donnée, il traversa une espèce de passage éclairé, qui le conduisit immédiatement dans la rue.



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