Littérature russe — Alexandre Pouchkine (Пушкин Александр Сергеевич) 1799 — 1837



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LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE


LITTÉRATURE RUSSE —

Alexandre Pouchkine



(Пушкин Александр Сергеевич)

1799 — 1837

LA DAME DE PIQUE

(Пиковая дама)

1834


Traduction de Paul de Julvécourt, Paris, Baudry, 1843.

TABLE

I. 3

II. 9

III. 21

IV. 33

V. 40

VI. 45


I.


Un de ces soirs, on s’était mis à jouer aux cartes chez le garde à cheval Naroumoff, et comme à jouer, les nuits passent vite, cette nuit-là, toute longue que l’hiver la faisait, s’était passée inaperçue. On venait seulement de penser à souper, et il était quatre heures du matin.

D’abord, ceux qui étaient restés en gain furent les seuls qui mangèrent de grand appétit. Les autres, involontairement distraits et avec le mal de tête de rigueur, faisaient piteuse mine devant leurs couverts intacts. Mais bientôt le Champagne arriva, qui chassa tous les soucis et mit chacun à l’unisson ; la conversation s’anima, et tous, sous l’influence magique, y prirent part joyeusement.

— Qu’as-tu fait, Sourine ? demanda le maître de la maison.

— J’ai perdu, selon mon habitude... Il faut avouer que je suis d’un malheur !... Je joue la Mirandole, je ne m’échauffe jamais ; et pourtant, toujours, toujours je perds !...

— Et toi, Pavloff, tu ne te laisses pas séduire une seule fois, une seule petite fois ! Tu n’essaies pas même la routé !... En vérité, c’est avoir plus que du courage ; pour moi c’est phénoménal.

— Et comment trouvez-vous Herman ? dit un autre convive, en désignant des yeux un jeune ingénieur : de sa vie, il n’a pris les cartes en main ; de sa vie, il n’a fait un paroli, et jusqu’à cinq heures du matin, il reste près de nous à regarder notre jeu. Voilà qui est prodigieux !

— C’est que le jeu m’intéresse beaucoup, dit Herman ; mais malheureusement je ne suis pas en état de sacrifier l’indispensable dans l’espoir de gagner le superflu.

— Herman est Allemand, il est économe, c’est tout dire, remarqua Tomsky. Mais si jamais quelqu’un a été pour moi incompréhensible, c’est ma grand’mère, la comtesse Anna Fedotievna1.

— Comment ça ? pourquoi donc ? s’écrièrent tous les convives à la fois.

— Eh bien, je ne puis deviner, ajouta Tomsky, comment il se fait qu’elle ne ponte jamais !

— Belle merveille, dit Naroumoff, qu’une vieille de quatre-vingts ans ne ponte plus.

— Vous ne connaissez donc pas son histoire ?

— Non, vraiment non.

— Oh ! alors, écoutez. Il faut d’abord que vous sachiez qu’il y a quelque soixante ans, elle a été à Paris et que là-bas elle a fait fureur. On courait après elle de tous côtés, chacun voulait voir, admirer la déesse de la beauté, la Vénus moscovite ! Richelieu même, Messieurs, lui a fait la cour, et elle va, ma chère grand’mère, jusqu’à assurer que, désespéré de ses rigueurs, il a voulu se tirer un coup de pistolet. Mais que l’anecdote soit vraie ou fausse, toujours est-il que, dans ce temps de douce souvenance pour clic, les dames jouaient au pharaon, et qu’un soir, se trouvant à la cour, elle perdit sur parole au duc d’Orléans une somme assez forte (j’ai oublié le chiffre). Ce soir-là, revenue chez elle, ma grand’mère, en décollant ses mouches et en détachant ses paniers, annonça avec une belle insouciance sa perte à mon grand-père, et, selon son habitude, lui ordonna de payer (il faut vous dire qu’autant que je me le rappelle, mon grand-père n’était qu’une espèce d’intendant de sa femme et qu’il la craignait comme le feu) ; mais pourtant, cette fois, la somme à donner dépassant de beaucoup trop sa bonne volonté, l’intendant regimba, sortit de son caractère, apporta tous ses comptes, et après lui avoir prouvé que dans la moitié d’une année ils avaient dépensé un demi-million, et qu’à Paris ils n’avaient ni une terre près de Moscou, ni une terre près de Saratoff, il lui lâcha un non bien net et bien décidé. Ce que voyant, ma très-peu patiente grand’mère lui appliqua un magnifique soufflet et s’en alla coucher seule en signe de son plus haut mécontentement. Le lendemain, persuadée que la punition conjugale avait fait son effet, elle fit venir son mari : mais pas un pouce de terrain gagné, notre homme était inébranlable. Pour la première fois de sa vie, elle s’abaissa, elle ! la dame maîtresse, jusqu’à raisonner avec lui ; elle entra dans de longues explications pour lui prouver que c’était là une dette sacrée ; elle lui démontra qu’il y avait dette et dette, qu’il fallait établir une différence entre un prince du sang et un carrossier, enfin tous les moyens de persuasion possibles ; mais rien ! Mon grand-père disait à tout : Non et non, cent mille fois non ! Ma pauvre grand’mère ne savait plus que faire ; et en effet, c’était à en perdre la tête ! Mais tout à coup, au beau milieu de son désespoir, une idée lumineuse lui traversa l’esprit. Elle était intimement liée avec un homme remarquable dont vous avez tous sans doute entendu parler, le comte de Saint-Germain, et lui, peut-être, pouvait venir à son secours et la tirer de la position difficile dans laquelle elle se trouvait placée.

Ce comte de Saint-Germain, on en raconte mille anecdotes plus merveilleuses les unes que les autres ; vous savez qu’il se donnait pour le Juif errant, pour celui qui avait découvert l’élixir de vie et la pierre philosophale, etc..... On se moquait de lui comme d’un charlatan, et Casanova, dans ses Mémoires, dit même qu’il était un espion ; en tout cas, ce qu’il y a de sûr, c’est que ce Saint-Germain, à part tous ses mystères, avait un extérieur très-agréable et que dans la société il était d’une amabilité charmante. Ma grand’mère jusqu’à présent l’aime à la folie, et se fâche si l’on en parle en riant. Elle y croit comme à l’Évangile, et elle est payée pour cela, vous allez voir.

Supposant donc que le comte avait beaucoup d’argent à sa disposition, elle se décida à avoir recours à son obligeance, et lui écrivit un billet pour le prier de passer au plus tôt chez elle. Et le vieil original d’accourir, et elle, de lui conter tous ses chagrins. À l’entendre, son mari était l’homme le plus cruel, le plus inflexible, le plus barbare, et elle n’avait plus d’espoir qu’en lui, lui ! — le plus aimable et le meilleur de ses amis !!

D’abord le comte de Saint-Germain ne répondit pas un mot à toutes ces lamentations et ces charmantes cajoleries de femme. Il était pensif, et paraissait profondément absorbé. Enfin pourtant sortant de cette espèce de rêverie : — Je puis vous obliger, lui dit-il ; mais vous ne serez pas tranquille, je le sais, que vous ne vous soyez acquittée envers moi, et, de mon côté, je ne voudrais pas vous mettre dans de nouveaux embarras. Il y a un autre moyen, il faut regagner ce que vous avez perdu.

— Mais, mon cher comte, répondit ma grand’mère, ne vous ai-je pas dit que nous n’avions plus d’argent ?

— Ici l’argent n’est pas nécessaire, reprit Saint-Germain, veuillez seulement m’écouter.

Et alors, Messieurs, il lui découvrit un secret pour lequel chacun de nous payerait bien cher.

Nos joueurs redoublèrent d’attention, et Tomsky, après avoir rallumé sa pipe et avoir lâché quelques bouffées de fumée, continua ainsi son histoire qui prenait peu à peu, pour tous ses auditeurs un furieux intérêt.

Dans la soirée même, ma grand’mère alla à Versailles, au jeu de la reine. Le duc d’Orléans, selon son habitude, faisait la banque. Ma grand’mère s’excusa d’abord assez légèrement de ce qu’elle n’avait pas apporté sa dette, et après avoir imaginé je ne sais quel conte, que la galanterie d’alors devait prendre pour une excellente justification, elle commença, sans plus de soucis, à ponter contre lui. Elle choisit trois cartes, les mit l’une après l’autre ; toutes les trois gagnèrent sonica, et ma grand’mère s’acquitta entièrement.

— Le hasard ! s’écria un des convives.

— Contes bleus, dit Hermann.

— Peut-être de fausses cartes, dit un troisième.

— Je ne le crois pas, répliqua Tomsky, du plus beau sérieux du monde.

— Eh quoi ! dit Naroumoff, tu as une grand’mère qui devine trois cartes de suite, et jusqu’à présent tu n’es pas en possession de ce secret merveilleux ?

— Oui ! du diable, répondit Tomsky, elle avait quatre fils, au nombre desquels était mon père, — tous des joueurs enragés, — et il n’en est pas un, auquel elle l’ait découvert. Cela n’aurait pas été pourtant si mauvais pour eux et même pour moi ; mais voici ce que m’a raconté mon oncle, le comte Jean Ilitche, et cela sur l’honneur : M. Tchaplitskoy (celui justement qui est mort dans la misère, après avoir dépensé des millions), ayant un jour, tout jeune encore, perdu à Zoritche, à peu près trois cent mille roubles, ma grand’mère, qui était toujours la sévérité même pour la jeunesse, fut touchée, je ne sais comment, de son désespoir, et lui donna trois cartes à mettre les unes après les autres ; mais avec la condition par serment qu’il ne jouerait plus. Tchaplitskoy retourna chez le vainqueur Zoritche et lui demanda sa revanche. Ils jouèrent : Tchaplitskoy mit sur la première carte cinquante mille roubles, et gagna sonica ; il plia paroli, paroli, et non-seulement s’acquitta, mais resta encore en gain. Après cela, messieurs, je crois qu’il est temps de dormir. Voilà six heures moins un quart, bonsoir !

En effet, il commençait à faire jour, chacun acheva son verre, et l’on partit.



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