Littérature russe — Fyodor Dostoïevski (Достоевский Фёдор Михайлович) 1821 – 1881



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Toute une journée se passa ainsi. Dans la soirée du lendemain, Catherine devint plus gaie et joua au cerceau dans la salle. Mais bientôt elle abandonna son jeu et alla s’asseoir seule dans un coin. Avant de se coucher, tout d’un coup elle se tourna vers moi, fit même deux pas de mon côté ; ses lèvres remuèrent et s’ouvrirent pour me dire quelque chose ; mais elle s’arrêta, se détourna et alla se mettre au lit. Une autre journée se passa encore de la même façon. Mme Léotard, étonnée, se mit enfin à interroger Catherine : qu’avait-elle ? n’était-elle pas malade pour, tout d’un coup, se tenir si tranquille ? Catherine répondit quelque chose, et prit même son volant ; mais dès que Mme Léotard se fut éloignée, elle rougit, se mit à pleurer, et s’enfuit de la chambre pour que je ne la visse pas. Enfin, juste trois jours après notre querelle, soudain, après dîner, elle entra dans ma chambre et, timidement, s’approcha de moi.

— Papa m’a ordonné de vous demander pardon, prononça-t-elle. Est-ce que vous me pardonnez ?

Je saisis les deux mains de Catherine, et, étouffant d’émotion, je lui dis :

— Oui, oui.

— Papa m’a ordonné de vous embrasser. Est-ce que vous m’embrasserez ?

En réponse je me mis à baiser ses mains que je couvrais de mes larmes. Ayant jeté un regard sur Catherine, je remarquai chez elle quelque chose d’extraordinaire : ses lèvres remuaient légèrement, son menton tremblait, ses yeux étaient mouillés ; mais en un instant elle réfréna son émotion et un sourire parut sur ses lèvres.

— J’irai dire à papa que je vous ai embrassée et que je vous ai demandé pardon, dit-elle lentement, comme en réfléchissant. Voilà trois jours que je ne l’ai pas vu. Il m’a défendu de me présenter devant lui avant que je n’aie fait cela, ajouta-t-elle après un silence ; et aussitôt elle descendit, timide et songeuse, comme si elle n’était pas sûre de l’accueil que lui réservait son père.

Une heure plus tard, en haut, éclatèrent les rires, les cris, le bruit, l’aboiement de Falstaff ; quelque chose était renversé et brisé, des livres tombaient par terre, le cerceau roulait dans toutes les chambres, en un mot, je compris que Catherine s’était réconciliée avec son père et mon cœur trembla de joie. Mais elle ne s’approchait pas de moi et, visiblement, évitait de causer avec moi. En revanche, j’eus l’honneur de provoquer au plus haut degré sa curiosité. Elle s’asseyait en face de moi pour m’examiner plus commodément et renouvelait ses observations sur moi de plus en plus souvent et naïvement.

En un mot, la fillette gâtée, capricieuse, que tous choyaient et chérissaient dans la maison comme un trésor, ne pouvait pas comprendre comment je me trouvais au travers de son chemin, alors qu’elle n’avait pas du tout voulu me rencontrer. Mais c’était un bon petit cœur, qui savait toujours trouver le bon chemin par son seul instinct.

Son père, qu’elle adorait, était la personne ayant le plus d’influence sur elle. Sa mère l’aimait passionnément, mais elle était très sévère avec elle ; c’était d’elle que Catherine tenait l’obstination, l’orgueil et la fermeté de caractère ; mais elle supportait tous les caprices de sa mère, qui allaient jusqu’à la tyrannie morale. La princesse comprenait étrangement l’éducation, et celle de Catherine était un mélange bizarre de gâteries stupides et de sévérités impitoyables. Ce qui était permis hier, tout d’un coup, sans aucune raison, était défendu aujourd’hui, de sorte que le sentiment de la justice de l’enfant était froissé... Mais il sera question de cela plus tard. Je noterai seulement que la fillette savait très bien définir ses rapports avec son père et sa mère. Avec son père elle était toute naturelle, sans mystère, franche. Au contraire, avec sa mère elle était méfiante, renfermée et absolument obéissante ; mais elle obéissait non pas sincèrement et par conviction, mais par système. Je m’expliquerai dans la suite.

D’ailleurs, pour l’honneur de Catherine, je dois dire qu’elle avait fini par comprendre sa mère, et qu’elle lui obéissait après s’être rendu compte de tout l’infini de son amour qui, parfois, revêtait un caractère maladif ; et la petite princesse, magnanimement, tenait compte de cette circonstance. Hélas ! ce calcul devait très peu aider dans la suite à sa petite tête chaude.

Mais je ne comprenais presque pas ce qui se passait avec moi. Tout mon être était ému d’une sensation nouvelle, inexplicable ; je n’exagère pas en disant que je souffrais et me tourmentais de ce nouveau sentiment. En un mot, et qu’on me pardonne ce mot, j’étais amoureuse de Catherine. Oui, c’était de l’amour, un véritable amour, un amour avec des larmes et de la joie, un amour passionné. Qu’est-ce qui m’attirait vers elle ? Pourquoi naquit cet amour ? Il commença dès le premier regard, quand tous mes sentiments furent doucement frappés à la vue d’une enfant belle comme un ange. Tout était beau en elle ; aucun défaut n’était né avec elle, tous ceux qu’elle pouvait avoir étaient acquis et se trouvaient chez elle à l’état de lutte. En tout on voyait chez elle le beau original ayant pris pour un moment une apparence fausse ; mais tout en elle, à commencer par cette lutte, brillait d’espérance, tout présageait chez elle un rayonnant avenir. Tous l’admiraient, et ce n’était pas moi seule qui l’aimait, mais tous. Quand, parfois, nous sortions nous promener à trois heures, tous les passants s’arrêtaient comme frappés dès qu’ils la regardaient, et parfois un cri d’admiration éclatait derrière l’heureuse enfant.

Elle était née pour le bonheur ; elle devait naître pour le bonheur. C’était la première impression quand on se trouvait en sa présence. Peut-être était-ce pour la première fois que mon sentiment esthétique avait été frappé, qu’il avait été éveillé par la beauté ; et c’est là peut-être la raison de l’amour que je ressentais pour elle.

Le défaut principal de la petite princesse ou, pour mieux dire, le trait principal de son caractère était l’orgueil. Cet orgueil se manifestait jusque dans les plus petites choses, se transformant en amour-propre au point que la contradiction, quelle qu’elle fût, ne l’offensait pas, ne la fâchait pas, mais provoquait seulement en elle de l’étonnement. Elle ne pouvait pas comprendre qu’une chose pût se faire autrement qu’elle le désirait. Cependant le sentiment de la justice dominait toujours dans son cœur. Se rendait-elle compte qu’elle était injuste, aussitôt elle se soumettait à l’arrêt de sa conscience, sans objection ni faux-fuyants. Le fait que jusqu’à ce jour, dans ses rapports avec moi, elle dérogeait à ce principe, s’explique, je pense, par une antipathie incompréhensible qui troublait pour un moment l’harmonie de tout son être. Et cela était forcé. Elle était trop passionnée dans ses élans, et ce n’était toujours que l’exemple, l’expérience, qui la mettaient dans la vraie voie. Les résultats de ses intentions devaient être très beaux et vrais, mais ils se produisaient par des écarts et des erreurs perpétuels.

Catherine en eut bientôt assez de m’observer, et elle résolut alors de me laisser tranquille. Elle fit comme si je n’étais pas là. Pour moi elle n’avait pas un mot de trop, pas même ce qui était strictement nécessaire. J’étais écartée des jeux, et écartée non pas brusquement, mais très habilement, comme si c’était moi qui l’avais voulu. Nos leçons continuaient, et on me donnait à elle en exemple d’intelligence et de douceur. Mais je n’avais plus l’honneur d’offenser son amour-propre, qui était si chatouilleux que notre bouledogue lui-même, sir John Falstaff, était capable de l’offenser.

Falstaff était sérieux et flegmatique, mais, quand on l’irritait, il devenait féroce comme un tigre, féroce au point de méconnaître le pouvoir de son maître. Un autre trait : il n’aimait personne, mais son ennemi principal était incontestablement la vieille princesse. Je raconterai aussi cette histoire.

L’orgueilleuse Catherine faisait tous ses efforts pour vaincre l’animosité de Falstaff. Il lui était désagréable qu’il y eût dans la maison un être qui méconnût son pouvoir, sa force, qui ne s’inclinât pas devant elle, qui ne l’aimât pas. Aussi avait-elle décidé d’entreprendre Falstaff. Elle voulait dominer sur tout au monde, comment donc Falstaff pouvait-il se dérober à ce sort ? Mais le méchant bouledogue ne cédait pas.

Un jour qu’après le dîner nous étions assises toutes deux, en bas, dans la grande salle, le bouledogue vint se coucher au milieu de la pièce, jouissant paresseusement de son repos d’après dîner. La petite princesse eut soudain l’idée de le soumettre à son pouvoir. Aussitôt elle abandonna son jeu et, sur la pointe des pieds, en appelant Falstaff des noms les plus tendres et en l’invitant de la main, elle commença, prudemment, à s’approcher de lui. Mais Falstaff, déjà de loin, montrait ses terribles dents. Catherine s’arrêta. Son intention était de s’approcher de Falstaff, de le caresser, ce qu’il ne permettait à personne hormis la princesse dont il était le favori, et de le forcer à la suivre.

C’était une entreprise difficile et dangereuse, car Falstaff ne se gênerait pas pour lui arracher la main ou la déchirer, s’il le jugeait nécessaire. Il était fort comme un ours. Je suivais de loin avec inquiétude et crainte le manège de Catherine. Mais il n’était pas facile de la dissuader du premier coup, et même les dents de Falstaff, qu’il montrait très impoliment, n’étaient pas encore un moyen suffisant pour cela. S’étant convaincue qu’on ne pouvait pas l’approcher de prime abord, la petite princesse étonnée fit le cercle autour de son ennemi. Falstaff ne bougeait pas. Catherine fit un second tour beaucoup plus étroit, puis un troisième ; mais quand elle arriva à l’endroit qui paraissait à Falstaff l’extrême limite qu’il pût permettre d’atteindre, de nouveau il montra les crocs. La petite princesse frappa du pied, s’éloigna dépitée et s’assit sur le divan. Dix minutes après, elle avait inventé une nouvelle tentation. Elle sortit et revint bientôt avec des craquelins et des gâteaux ; bref, elle changeait ses armes.

Mais Falstaff demeurait très calme ; il était sans doute tout à fait rassasié, car il ne regarda même pas le morceau de gâteau qu’elle lui jeta, et quand la petite princesse se trouva de nouveau près du cercle défendu que Falstaff considérait comme sa frontière, il montra une opposition encore plus forte que la première fois. Falstaff leva la tête, sortit ses dents, gronda sourdement et fit un mouvement comme s’il se préparait à bondir. Catherine devint rouge de colère ; elle laissa le gâteau et revint s’asseoir à sa place. Elle était toute émue ; son pied frappait le tapis ; ses joues étaient rouges et même des larmes parurent dans ses yeux. Son regard s’étant par hasard posé sur moi, tout son sang afflua à sa tête. Elle bondit résolument de sa place et, d’un pas décidé, se dirigea droit vers la terrible bête.

L’étonnement produit cette fois sur Falstaff était sans doute trop fort ; il laissa son ennemie franchir la frontière et elle n’était plus qu’à deux pas de lui quand il la salua d’un grognement terrible. Catherine s’arrêta un instant, mais un instant seulement, puis résolument s’avança. Je pensais mourir de frayeur. La petite princesse était excitée comme je ne l’avais jamais vue : ses yeux brillaient du sentiment de la victoire, du triomphe de la puissance. Elle supporta hardiment le regard terrible du bouledogue furieux et ne tressaillit pas devant sa gueule épouvantable. Il se dressa ; de sa poitrine velue sortit un grognement effroyable ; encore un moment et il allait s’élancer. Mais Catherine posa fièrement sur lui sa petite main, et, par trois fois, triomphalement, le caressa sur le dos. Le bouledogue eut un moment d’hésitation. Cet instant fut le plus effrayant. Soudain il se leva lourdement, s’étira et, pensant probablement qu’il n’était pas digne de lui d’avoir affaire à des enfants, il sortit tranquillement de la chambre. La petite princesse triomphante resta sur la place conquise et jeta sur moi un regard indéfinissable, un regard saturé, grisé de victoire. Moi, j’étais blanche comme un linge. Elle le remarqua et sourit. Cependant une pâleur mortelle couvrait déjà ses joues. À grand peine elle arriva jusqu’au divan où elle tomba presque évanouie.

Ma passion pour elle ne connaissait maintenant plus de bornes. Depuis ce jour où j’avais eu si peur pour elle, je n’étais plus maîtresse de moi. Je languissais d’angoisse, j’étais mille fois sur le point de me jeter à son cou, mais la crainte me clouait sur place. Je me rappelle que je cherchais à m’éloigner d’elle, afin qu’elle ne vît pas mon émotion. Mais quand, par hasard, elle entrait dans la chambre où je m’étais réfugiée, je tressaillais et mon cœur commençait à battre si fort que la tête me tournait. Je crois même que l’espiègle enfant le remarqua, après quoi, pendant deux jours, elle parut même un peu confuse. Mais bientôt elle s’habitua à cet état de choses.

Pendant tout un mois, je souffris ainsi, en cachette. Mes sentiments avaient une élasticité incompréhensible, si l’on peut s’exprimer ainsi. Ma nature est patiente au plus haut degré, de sorte que l’élan, la manifestation spontanée des sentiments ne se produit chez moi qu’à la dernière extrémité. Il faut remarquer que, de tout ce temps, nous n’avions pas échangé, Catherine et moi, plus de cinq paroles. Mais peu à peu, je remarquai à quelques indices imperceptibles que cette attitude envers moi n’avait pas pour cause l’oubli ou l’indifférence, mais qu’elle était consciente comme si la petite princesse se fût donné parole de me maintenir dans de certaines limites. Mais déjà je ne dormais plus la nuit, et dans la journée je ne pouvais plus cacher mon embarras, même devant Mme Léotard. Mon amour pour Catherine allait même jusqu’à l’étrangeté. Une fois, je pris en cachette un de ses mouchoirs, une autre fois un petit ruban qu’elle mettait dans ses cheveux, et toute la nuit je baisais et mouillais de mes larmes ces objets. D’abord l’indifférence de Catherine m’avait torturée, offensée ; mais maintenant tout s’embrouillait en moi et je ne pouvais pas moi-même me rendre compte de mes sensations. Ainsi, peu à peu, les nouvelles impressions chassaient les anciennes ; les souvenirs se rapportant à mon triste passé perdaient de leur force, remplacés en moi par une nouvelle vie. Je me souviens que je m’éveillais parfois la nuit. Je me levais de mon lit et, sur la pointe des pieds, je m’approchais de Catherine. Pendant des heures entières, je la regardais dormir, à la lueur faible de notre veilleuse. Parfois je m’asseyais sur son lit, je me penchais sur son visage et je sentais son souffle chaud ; alors doucement, tremblant de peur, je baisais ses petites mains, ses épaules, ses cheveux, ses pieds, s’ils se montraient hors de la couverture.

Peu à peu je remarquais — car pendant tout un mois, je ne la quittai pas des yeux — que Catherine devenait d’un jour à l’autre plus pensive ; son caractère commençait à perdre de son équilibre ; parfois toute une journée se passait sans qu’on l’entendît, tandis qu’un autre jour c’était un vacarme comme jamais elle n’en avait fait. Elle devenait irritable, exigeante ; elle rougissait et se fâchait très souvent, et avec moi, elle arrivait même aux petites cruautés ; tantôt, tout d’un coup, elle refusait de dîner près de moi, d’être assise près de moi, comme si je lui eusse inspiré du dégoût ; tantôt elle s’en allait brusquement chez sa mère et y restait des journées entières, sachant peut-être que je souffrais en son absence ; tantôt soudainement elle se mettait à me regarder, pendant des heures de sorte que, gênée affreusement, je ne savais où me mettre : je rougissais, je pâlissais, et cependant je n’osais pas sortir de la chambre.

Depuis deux jours Catherine se plaignait de la fièvre, tandis que jamais auparavant elle n’avait été malade. Enfin, un beau matin, sur le désir de la princesse, on donna l’ordre à Catherine de s’installer en bas, chez sa mère, qui avait failli mourir de peur en apprenant que sa fille avait de la fièvre. Je dois dire que la princesse était très mécontente de moi, et tous les changements qu’elle remarquait en Catherine, ceux même dont je ne m’apercevais pas, elle me les attribuait ainsi qu’à l’influence de mon caractère morose, comme elle disait. Depuis longtemps déjà elle nous aurait séparées, mais elle ajournait cette séparation, sachant qu’elle aurait à soutenir à ce sujet une discussion sérieuse avec le prince, qui, bien qu’il lui cédât en tout, se montrait parfois extrêmement obstiné. Et elle comprenait très bien le prince.

Ce fut un coup pour moi d’être séparée de Catherine, et pendant toute une semaine je fus dans un état d’esprit des plus maladifs. Je me tourmentais, je me creusais la tête sur la cause de l’aversion de Catherine pour moi. L’angoisse déchirait mon âme, et le sentiment de la justice et de l’indignation commençait à se lever dans mon cœur offensé. L’orgueil apparut tout à coup en moi, et quand nous nous retrouvions ensemble, Catherine et moi, à l’heure de la promenade, je la regardais avec une telle indépendance, si sérieusement, d’une façon si différente de celle d’autrefois, qu’elle en était frappée. Sans doute de pareils changements ne se montraient en moi que par intermittence, puis mon cœur recommençait à souffrir de plus en plus fort et je devenais encore plus faible, plus timide qu’auparavant.

Enfin, un matin, à mon grand étonnement et à ma joie, la petite princesse revint en haut. D’abord avec des rires fous, elle se jeta au cou de Mme Léotard et déclara qu’elle s’installait de nouveau avec nous ; ensuite elle me fit un signe de tête et demanda la permission de ne pas travailler ce matin-là. Pendant toute la matinée elle courut et joua ; je ne l’avais jamais vue plus vive et plus joyeuse. Mais le soir elle redevint calme, pensive et de nouveau la tristesse se peignit sur son charmant visage.

Quand sa mère vint la voir, le soir, je remarquai qu’elle faisait des efforts extraordinaires pour paraître gaie, et quand sa mère fut partie, elle fondit tout à coup en larmes. J’étais stupéfaite. Catherine, ayant remarqué mon attitude, sortit. Bref, elle traversait une crise extraordinaire. La princesse consulta des médecins ; chaque jour elle faisait appeler Mme Léotard pour l’interroger en détail sur Catherine. On lui donna l’ordre d’observer chacun de ses mouvements. Moi seule pressentais la vérité et mon cœur était plein d’espoir.

Notre petit roman touchait à sa fin.

Le troisième jour après la réinstallation : de Catherine chez nous, en haut, je remarquai que durant toute la matinée, le regard de ses beaux yeux s’était posé sur moi... Plusieurs fois j’avais rencontré son regard, et chaque fois, toutes deux nous avions rougi comme si nous avions honte. Enfin la petite princesse avait éclaté de rire et s’était éloignée de moi. Comme trois heures sonnaient, on se mit à nous habiller pour la promenade. Soudain Catherine s’approcha de moi.

— Votre soulier est détaché, me dit-elle. Attendez, je vais vous l’arranger.

Je voulus me pencher pour le rattacher moi-même, et j’étais rouge comme une cerise ; parce que Catherine me parlait enfin.

— Laisse-moi ! fit-elle impatiemment et en éclatant de rire.

Elle se pencha, saisit mon pied qu’elle appuya sur son genou et elle rattacha mon soulier.

J’étouffais. Je ne savais que faire. J’étais empoignée par un sentiment très doux. Quand elle eut fini, elle se releva et me regarda des pieds à la tête.

— Voilà. Ton cou est découvert, dit-elle en touchant mon cou ; laisse, je vais l’arranger.

Je ne fis pas d’objections ; elle arrangea le fichu sur mon cou, à sa façon.

— Autrement on peut s’enrhumer, dit-elle avec un sourire rusé et en me regardant de ses yeux noirs et humides.

J’étais hors de moi. Je ne savais ce qui se passait en moi et ce qui s’était passé chez Catherine. Grâce à Dieu, notre promenade fut bientôt terminée, sans quoi je n’aurais pas pu y tenir : je me serais mise à l’embrasser dans la rue. En montant l’escalier, je l’embrassai à la dérobée sur l’épaule. Elle s’en aperçut, tressaillit, mais ne souffla mot. Le soir, on lui mit une belle toilette et elle descendit. La princesse avait des invités. Mais ce même soir la maison fut tout à fait sens dessus dessous : Catherine eut une crise de nerfs. La princesse était bouleversée. Le docteur, qu’on avait fait appeler, ne savait que dire ; naturellement tout fut mis sur le compte des troubles de l’âge ; mais moi, je pensais autre chose.

Le matin, Catherine reparut chez nous, gaie comme toujours, pleine de santé, mais plus capricieuse et originale que jamais. Premièrement, durant toute la matinée elle refusa d’obéir à Mme Léotard ; ensuite, tout d’un coup, elle exprima le désir d’aller voir la vieille princesse. Contrairement à l’ordinaire, la vieille princesse, qui détestait sa petite-nièce, refusait de la voir et la querellait toujours, voulut bien cette fois la recevoir. D’abord tout alla bien, et pendant la première heure, elles furent parfaitement d’accord. L’espiègle Catherine demanda pardon pour toutes ses fautes, pour sa vivacité, ses cris et pour le trouble qu’elle apportait à la princesse. Celle-ci solennellement et les larmes aux yeux lui pardonna. Catherine promit d’être humble, repentante et la vieille princesse fut enchantée ; son amour-propre était flatté à l’idée de sa victoire prochaine sur Catherine, trésor et idole de toute la maison, qui savait forcer jusqu’à sa mère à exécuter ses caprices.

Mais la malicieuse petite alla trop loin. Il lui passa en tête de raconter des polissonneries qui n’étaient encore qu’à l’état de projet. C’est ainsi que l’espiègle enfant avoua d’abord qu’elle avait l’intention d’épingler sur la robe de la vieille princesse une carte de visite, puis de mettre Falstaff sous son lit, ensuite de lui casser ses lunettes, d’emporter tous ses livres et de mettre à leur place des romans français, ensuite de poser des pétards sur le parquet, etc., en un mot des polissonneries toutes pires les unes que les autres. La vieille dame était hors d’elle. Elle pâlissait, rougissait de colère ; enfin Catherine, n’y pouvant plus tenir, éclata de rire et s’enfuit de chez sa grand’tante. La vieille envoya immédiatement chercher la mère. Toute une histoire commença. Deux heures durant, la princesse supplia sa vieille parente les larmes aux yeux de pardonner à Catherine et de ne pas insister sur sa punition, prenant en considération qu’elle était encore malade. D’abord la vieille demoiselle ne voulut rien entendre. Elle déclarait que dès le lendemain elle quitterait la maison. Elle ne se radoucit que sur la promesse faite par la princesse qu’elle ne ferait qu’ajourner la punition jusqu’à la guérison de sa fille, mais qu’ensuite elle donnerait satisfaction à l’indignation légitime de la vieille princesse. Toutefois Catherine fut sévèrement réprimandée et conduite en bas, chez sa mère. Mais Catherine parvint à s’échapper après le dîner ; comme je descendais, je la rencontrai dans l’escalier. Elle entr’ouvrit la porte et appela Falstaff. Je compris aussitôt qu’elle méditait une terrible vengeance, et voici laquelle.

La vieille princesse n’avait pas d’ennemi plus intraitable que Falstaff. Falstaff n’était tendre avec personne, et n’aimait personne ; il était orgueilleux, vaniteux et ambitieux. Il n’aimait personne, mais visiblement exigeait de tous le respect qui lui était dû ; et tous, en effet, avaient pour lui un respect mélangé d’une certaine crainte. Mais soudain, avec l’arrivée de la vieille princesse, tout avait changé : Falstaff avait reçu un terrible affront ; l’accès de l’étage supérieur lui avait été interdit.

D’abord Falstaff fut hors de lui de l’offense et pendant toute une semaine il alla gratter des pattes contre la porte qui fermait l’escalier conduisant à l’étage supérieur. Mais bientôt il devina la cause de son exil ; et le dimanche suivant, au moment où la vieille princesse partait pour l’église, Falstaff se jeta sur elle en aboyant. La vieille demoiselle échappa à grand peine à la vengeance du chien offensé, qui avait été en effet chassé par son ordre, ayant formellement déclaré qu’elle ne pouvait pas le voir. Depuis, l’accès en haut était demeuré interdit à Falstaff de la façon la plus absolue, et quand la vieille princesse devait descendre, on le chassait le plus loin possible. La plus sévère responsabilité incombait à cet égard aux domestiques. Mais le vindicatif animal avait cependant trouvé par trois fois le moyen de s’introduire en haut. Aussitôt qu’il était là, il se mettait à courir à travers l’enfilade des chambres jusqu’à la chambre à coucher de la vieille. Rien ne pouvait le retenir. Par bonheur, la chambre de la princesse était toujours fermée, et Falstaff se bornait à hurler devant la porte jusqu’à ce que les gens accourussent et qu’on le chassât en bas. Quant à la vieille princesse, tout le temps que durait la visite de l’indomptable bouledogue, elle criait comme si on l’écorchait, et chaque fois tombait vraiment malade de peur.

Plusieurs fois, elle avait posé à ce sujet son ultimatum à la princesse et même, un jour, elle avait déclaré qu’elle ou Falstaff quitterait la maison ; mais la princesse ne voulait pas se séparer de Falstaff.

La princesse n’était pas prodigue de son affection, mais, après ses enfants, c’était Falstaff qu’elle aimait le plus au monde. Voici pourquoi. Une fois, il y avait six ans de cela, le prince était rentré de la promenade ramenant avec lui un petit chien sale, malade, dans un état pitoyable, mais qui était cependant un bouledogue pur sang. Le prince l’avait sauvé de la mort, mais comme le nouveau venu se conduisait très impoliment, grossièrement même, il fut relégué, devant l’insistance de la princesse, dans l’arrière-cour et attaché à une corde. Le prince n’avait rien objecté. Deux ans plus tard, toute la famille était à la campagne, quand le petit Sacha, le frère cadet de Catherine, tomba dans la Néva. La princesse poussa un cri et son premier mouvement fut de se jeter à l’eau. On la sauva à grand peine. Cependant le courant rapide emportait l’enfant que, seuls, ses habits soutenaient un peu à la surface. Vite on détacha un canot ; mais c’eût été miracle de le sauver. Tout d’un coup, un grand bouledogue s’élança dans le fleuve, nagea droit vers l’enfant, le saisit entre ses dents et le ramena victorieusement sur la rive. La princesse s’élança vers le chien sale et dégouttant pour l’embrasser. Mais Falstaff, qui portait à cette époque le nom très prosaïque et plébéien de Fix, ne pouvait pas supporter les caresses, et répondit aux embrassements et aux caresses de la princesse en la mordant à l’épaule. La princesse se ressentit toute sa vie de cette blessure, mais sa reconnaissance n’en était pas moins restée infinie. Falstaff fut admis dans les appartements. On le brossa, on le lava, on lui mit un collier d’argent d’un très beau travail, on l’installa dans le cabinet de la princesse, sur une magnifique peau d’ours, et la princesse arriva bientôt à pouvoir le caresser sans avoir à redouter un châtiment immédiat et sévère. Ayant appris que son favori s’appelait Fix, elle avait trouvé ce nom très laid, et, tout de suite, on s’était mis à chercher un autre nom, autant que possible emprunté à l’antiquité. Mais les noms d’Hector, de Cerbère, etc., étaient vraiment trop communs. On voulait pour le favori de la maison un nom tout à fait convenable. Enfin le prince, en raison de l’appétit phénoménal de Fix, proposa d’appeler le bouledogue Falstaff. Le nom fut adopté d’enthousiasme et resta au chien pour toujours.

Falstaff se conduisait tout à fait bien ; comme un véritable Anglais il était taciturne, grave, et ne se jetait le premier sur personne. Il exigeait seulement qu’on fit un détour respectueux près de sa peau d’ours, et qu’en général on lui témoignât le respect qui lui était dû. Parfois, une sorte de spleen le gagnait et, à ces moments-là, Falstaff se rappelait avec douleur que son ennemie, son ennemie irréconciliable, qui avait osé attenter à ses droits, n’était pas encore punie. Il montait alors doucement l’escalier qui menait à l’étage supérieur et, trouvant à l’ordinaire la porte close, il se couchait quelque part non loin de là, se cachait dans un coin, attendant sournoisement que quelqu’un, par négligence, laissât la porte ouverte. Parfois, l’animal vindicatif attendait ainsi trois jours entiers. Mais des ordres sévères étaient donnés de veiller sur la porte, et depuis deux mois déjà Falstaff n’était pas monté.

— Falstaff ! Falstaff ! appela la petite princesse en ouvrant la porte et attirant Falstaff dans l’escalier.

À ce moment, Falstaff ayant senti qu’on ouvrait la porte se préparait déjà à franchir le Rubicon.

Mais l’appel de la petite princesse lui parut si invraisemblable, que pendant un certain temps il refusa d’en croire ses oreilles. Il était rusé comme un chat, et pour ne pas avoir l’air de s’être aperçu de la faute de la personne qui ouvrait la porte, il s’approcha de la fenêtre, posa ses pattes puissantes sur le rebord et parut examiner la maison d’en face. En un mot, il se conduisait tout à fait comme un étranger en promenade qui s’arrête un moment pour admirer la belle architecture d’une maison. Mais son cœur battait d’une douce attente. Quels furent son étonnement, sa joie, son enthousiasme quand, devant lui, on ouvrit toute large la porte en l’invitant, en le suppliant de monter et de satisfaire sur le champ sa légitime vengeance !

Avec des cris de joie, la gueule ouverte, terrible, victorieux, il partit en haut comme une flèche.

Son élan était si fort que la chaise qu’il rencontra sur sa route et qu’il repoussa d’un coup de patte alla retomber à deux mètres de là, après avoir fait un tour sur elle-même. Falstaff volait comme le boulet lancé d’un canon.

Mme Léotard poussa des cris d’épouvante... Mais Falstaff arrivait déjà à la porte défendue et la frappait avec ses deux pattes. Il ne réussit cependant pas à l’ouvrir, et se mit à hurler comme un perdu. En réponse éclatèrent les cris d’effroi de la vieille demoiselle. Mais déjà de tous côtés accouraient une légion d’ennemis ; toute la maison se portait en haut, et Falstaff, le terrible Falstaff, une muselière passée adroitement autour de sa gueule, les quatre pattes entravées, abandonna, vaincu, le champ de bataille, tiré par une corde.

On envoya chercher la princesse. Cette fois, elle n’était pas disposée à accorder pardon ni grâce. Mais qui punir ? Elle devina tout de suite. Ses yeux tombèrent sur Catherine. C’était bien ça. Pâle, Catherine tremblait de peur. La pauvre petite princesse comprenait seulement maintenant les conséquences de sa polissonnerie. Les soupçons pouvaient tomber sur les serviteurs, sur des innocents, et Catherine était déjà prête à dire toute la vérité.

— C’est toi la coupable ? demanda sévèrement la princesse.

Je remarquai la pâleur mortelle de Catherine et, m’avançant, je prononçai d’une voix ferme :

— C’est moi qui ait laissé entrer Falstaff... sans faire exprès, ajoutai-je, car tout mon courage s’était évanoui devant le regard sévère de la princesse.

— Madame Léotard, punissez-la d’une façon exemplaire, dit la princesse, et elle sortit de la chambre.

Je regardai Catherine. Elle était comme étourdie ; ses bras pendaient, son visage était pâle et incliné.

La seule punition qu’on employait pour les enfants du prince était de les enfermer dans une chambre vide. Rester deux heures dans une chambre vide n’est rien ; mais quand on y met un enfant par force, contre sa volonté, en lui déclarant qu’il est privé de sa liberté, la punition est assez dure.

Ordinairement, on enfermait Catherine ou son frère pendant deux heures. Moi, je fus enfermée pour quatre heures, vu la monstruosité de ma faute.

Toute tremblante de joie, j’entrai dans ma prison. Je pensais à la petite princesse. Je savais que j’avais vaincu. Mais, au lieu de quatre heures, je restai enfermée jusqu’à quatre heures du matin, et voici comment cela arriva.

J’étais enfermée depuis deux heures, quand Mme Léotard fut informée que sa fille venait d’arriver de Moscou, qu’elle était tombée malade subitement et désirait la voir. Mme Léotard partit en m’oubliant. La femme de chambre qui s’occupait de nous supposa probablement que j’étais déjà libre. Catherine, appelée en bas, dut rester chez sa mère jusqu’à onze heures du soir. Quand elle revint, elle fut très étonnée de ne pas me trouver déjà au lit. La femme de chambre la déshabilla et la fit coucher. Mais la petite princesse avait ses raisons pour ne pas s’informer de moi. Elle se coucha et m’attendit, sachant sûrement que j’avais été mise au cachot pour quatre heures et supposant que la nounou me ramènerait. Mais Nastia m’avait complètement oubliée, d’autant que je me déshabillais toujours seule. Je restai ainsi toute la nuit aux arrêts.

Le matin, à quatre heures, j’entendis quelqu’un frapper et forcer la porte de la chambre. J’avais dormi en m’installant tant bien que mal sur le parquet. Je m’éveillai et me mis à crier de peur. Mais aussitôt je distinguai la voix de Catherine qui dominait les autres, puis celle de Mme Léotard, ensuite celle de Nastia et enfin celle de la femme de charge. Bientôt la porte fut ouverte et Mme Léotard m’embrassa les larmes aux yeux, me priant de lui pardonner de m’avoir oubliée. Toute en larmes je me jetai à son cou.

J’étais transie de froid, et j’avais tout le corps courbaturé, de m’être ainsi couchée sur le parquet. Je cherchai Catherine, mais elle était déjà retournée dans notre chambre à coucher ; elle s’était remise au lit et dormait déjà ou feignait de dormir. Le soir, en m’attendant, elle s’était endormie sans le vouloir et ne s’était éveillée qu’à quatre heures du matin. Alors elle avait appelé, réveillé Mme Léotard, qui était rentrée, la nounou, les bonnes et m’avait délivrée.

Le matin, toute la maison apprit mon aventure ; la princesse elle-même trouva qu’on m’avait traitée trop sévèrement. Quant au prince, je ne l’avais jamais vu aussi fâché. Il vint en haut, vers dix heures du matin, en proie à une vive émotion.

— Permettez, dit-il à Mme Léotard, qu’est-ce que vous avez fait ? Comment avez-vous agi envers cette pauvre enfant ? C’est de la barbarie, de la pure barbarie ! Une enfant faible, malade, nerveuse, craintive, et l’enfermer dans une chambre noire pour toute la nuit ! Mais on pouvait la tuer ainsi. Est-ce que vous ne savez pas son histoire ? C’est de la barbarie, c’est inhumain, madame ! Qui a inventé cela, qui pouvait inventer une pareille punition ?

La pauvre Mme Léotard, les larmes aux yeux, très troublée, commença à lui expliquer comment cela était arrivé. Elle dit qu’elle m’avait oubliée, parce qu’on était venu la chercher pour sa fille ; que, quant à la punition, elle était très bonne si elle ne durait pas longtemps, que même Jean-Jacques Rousseau préconisait quelque chose de semblable.

— Jean-Jacques Rousseau, madame ! Mais Jean-Jacques Rousseau ne pouvait pas dire cela ! Jean-Jacques Rousseau n’avait pas le droit de parler d’éducation ! Jean-Jacques Rousseau abandonnait ses propres enfants, madame ! Jean-Jacques Rousseau était un vilain homme, madame !

— Jean-Jacques Rousseau ! Jean-Jacques Rousseau un vilain homme ! Prince, prince, que dites-vous !

Et Mme Léotard devint toute rouge.

Mme Léotard était une femme délicieuse, et sa principale qualité était de ne pas se fâcher. Mais toucher à l’un de ses favoris, troubler l’ombre de Corneille, de Racine, injurier Voltaire, traiter Jean-Jacques Rousseau de vilain monsieur, l’appeler barbare !... Des larmes parurent dans les yeux de Mme Léotard. La petite vieille tremblait d’émotion.

— Vous vous oubliez, prince, prononça-t-elle enfin toute bouleversée.

Le prince se ressaisit aussitôt et s’excusa. Ensuite il s’approcha de moi, m’embrassa tendrement, me signa et sortit.

— Pauvre prince ! dit Mme Léotard, touchée à son tour.

Enfin nous nous assîmes devant la table de travail ; mais la petite princesse était très distraite. Avant d’aller dîner, elle s’approcha de moi toute animée ; le sourire sur les lèvres, elle s’arrêta en face de moi, me saisit par les épaules et dit hâtivement, comme si elle avait honte :

— Quoi ! Tu en as pris pour moi ! Après le dîner nous irons jouer dans la salle.

Quelqu’un passait devant nous ; Catherine se détourna de moi.

Après le dîner, au crépuscule, nous descendîmes dans la grande salle, en nous tenant par la main. La petite princesse était très émue et respirait lourdement. Moi, j’étais heureuse et joyeuse comme jamais.

— Veux-tu jouer à la balle ? me dit-elle. Arrête-toi ici !

Elle me plaça dans un coin de la salle, mais au lieu de s’en aller et de me jeter la balle, elle s’arrêta à trois pas de moi, me regarda, rougit, et, tombant sur le divan, cacha son visage dans ses mains. Je fis un mouvement vers elle. Elle crut que je voulais m’en aller.

— Ne t’en va pas, Niétotchka. Reste avec moi, dit-elle, ça passera tout de suite.

D’un bond elle quitta sa place et, toute rouge, en larmes, elle se jeta à mon cou. Ses joues étaient humides, ses lèvres gonflées comme des cerises, ses boucles en désordre. Elle m’embrassa comme une folle le visage, les yeux, les lèvres, le cou, les mains. Elle sanglotait comme dans une crise de nerfs. Je me serrai fortement contre elle, et nous nous enlaçâmes doucement, joyeusement, comme des amies, comme des amants qui se retrouvent après une longue séparation. Le cœur de Catherine battait si fort que j’en percevais chaque coup. Mais une voix se fit entendre dans la pièce voisine : on appelait Catherine chez la princesse.

— Oh ! Niétotchka ! Eh bien, à ce soir, à cette nuit ! Va en haut maintenant, attends-moi.

Elle m’embrassa pour la dernière fois, doucement, fortement, et se rendit à l’appel de Nastia. Je courus en haut comme ressuscitée. Je me jetai sur le divan et, la tête enfouie dans les coussins, je sanglotai d’enthousiasme. Mon cœur battait à me rompre la poitrine, je ne pensais pas avoir la patience d’attendre jusqu’à la nuit. Enfin, onze heures sonnèrent et je me couchai. La princesse ne monta qu’à minuit., Déjà de loin elle me sourit, mais sans mot dire. Nastia se mit à la déshabiller, et, comme par un fait exprès, allait bien lentement.

— Plus vite, plus, vite, Nastia ! disait Catherine.

— Qu’avez-vous, mademoiselle que le cœur vous bat si fort ? demanda Nastia ; vous avez sans doute couru dans l’escalier ?

— Ah ! mon Dieu ! Nastia, que tu es ennuyeuse, plus vite, plus vite !

Et la petite princesse, de dépit, frappa du pied.

— Oh ! quel cœur ! dit Nastia en embrassant le petit pied de la princesse qu’elle déchaussait.

Enfin, la toilette de nuit était terminée ; la petite princesse se coucha et Nastia sortit de la chambre.

Aussitôt Catherine bondit hors de son lit et se précipita vers moi. Je poussai un cri de joie.

— Viens avec moi. Couche-toi dans mon lit, dit-elle en me faisant lever.

Un instant après, j’étais dans son lit ; nous nous tenions enlacées et serrées, l’une contre l’autre ; la petite princesse m’embrassait follement.

— Je me rappelle quand tu m’as embrassée pendant la nuit, dit-elle, rouge comme un pavot.

Je sanglotais.

— Niétotchka ! chuchota Catherine à travers des larmes. Mon ange ! C’est depuis longtemps, depuis très longtemps que je t’aime ! Sais-tu depuis quand ?

— Depuis quand ?

— Depuis que papa m’a ordonné de te demander pardon, quand tu as défendu ton père, Niétotchka... Ma petite orpheline ! dit-elle, en me couvrant de nouveau de baisers.

Elle pleurait et riait à la fois.

— Ah ! Catherine !

— Eh bien, quoi, quoi !

— Pourquoi si longtemps nous...

Je n’achevai pas. Nous nous embrassâmes, et pendant trois minutes nous ne prononçâmes pas un mot.

— Écoute ! Qu’est-ce que tu pensais de moi ? demanda la princesse.

— Ah ! Je pensais beaucoup, Catherine. Je pensais toute la journée et toute la nuit...

— Et pendant la nuit, tu parlais de moi. J’ai entendu.

— Est-ce possible ?

— Que de fois tu as pleuré !

— Tu vois. Pourquoi étais-tu si orgueilleuse ?

— J’étais stupide, Niétotchka. C’est comme ça. Cela m’arrive... Et j’étais furieuse contre toi.

— Pourquoi ?

— Parce que j’étais mauvaise, et avant tout parce que tu es meilleure que moi, et puis parce que papa t’aime mieux. Et papa est un brave homme, Niétotchka, n’est-ce pas ?

— Oh, oui ! répondis-je les larmes aux yeux, en me rappelant le prince.

— C’est un homme noble, dit sérieusement Catherine. Mais que puis-je faire avec lui, il est toujours ainsi. Ensuite je t’ai demandé pardon et j’ai failli pleuré, alors pour cela j’ai été de nouveau fâchée contre toi.

— Et moi j’ai vu que tu avais envie de pleurer.

— Eh bien, tais-toi, petite sotte, pleurnicheuse ! s’écria Catherine en me fermant la bouche avec sa main. Ensuite ! Je voulais beaucoup t’aimer et ensuite tout d’un coup te haïr, et je te haïssais, je te haïssais !

— Pourquoi ?

— J’étais fâchée contre toi. Je ne sais pas pourquoi ! Mais ensuite j’ai remarqué que tu ne pouvais pas vivre sans moi, et je pensais : voilà, je la tourmente, la vilaine !

— Ah, Catherine !

— Ma petite âme ! dit Catherine en me baisant la main ; après je ne voulais pas te parler, pas du tout. Et te rappelles-tu comment j’ai caressé Falstaff ?

— Ah ! tu n’as peur de rien.

— Comme je t...r...em...blais, traîna la petite princesse. Sais-tu pourquoi je me suis approchée de lui ?

— Pourquoi ?

— Parce que tu regardais. Quand j’ai vu que tu regardais... Ah ! advienne que pourra ! Je t’ai fait peur, hein ? Tu as eu peur pour moi ?

— Terriblement.

— Je l’ai vu. Et comme j’étais heureuse quand Falstaff s’en est allé. Mon Dieu que j’étais émue quand enfin ce monstre est parti !

La petite princesse éclata d’un rire nerveux. Puis, tout d’un coup elle souleva sa tête brûlante et se mit à me regarder fixement. Des larmes, comme des perles, tremblaient au bord de ses longs cils.

— Et qu’est-ce qu’il y a en toi pour que je t’aime tant ? Tu es pâlotte, tes cheveux sont blonds, tu es sotte, pleurnicheuse, des petits yeux bleus, une petite orpheline !

Catherine se pencha et de nouveau se mit à m’embrasser sans fin... Quelques larmes coulèrent sur mes joues. Elle était profondément émue.

— Et comme je t’aimais ! Mais je pensais ! non, non je ne lui dirai pas ! Et pourquoi m’obstinais-je ainsi ? De quoi avais-je peur ? Pourquoi avais-je honte de toi ? Regarde comme nous sommes bien maintenant.

— Catherine ! m’écriai-je, folle de joie. Je souffre de bonheur !

— Niétotchka, écoute... Mais dis-moi qui t’a donné ce nom, Niétotchka ?

— Maman.


— Tu me raconteras sur ta maman ?

— Tout, tout ! criai-je enthousiasmée.

— Et où as-tu mis mes deux mouchoirs à dentelle et le ruban ? Pourquoi les as-tu emportés ? Ah ! coquine, je le sais !

Je ris et rougis jusqu’aux larmes.

— Non, pensais-je, je la tourmenterai, qu’elle attende... Et parfois je me disais : mais je ne l’aime pas du tout, je la déteste... Et toi, tu es douce comme une brebis ! Et comme j’avais peur que tu me croies sotte ! Tu es intelligente, Niétotchka. N’est-ce pas que tu es intelligente, dis ?

— Assez, Catherine, répondis-je presque offensée.

— Non, tu es très intelligente, dit Catherine résolument et sérieusement. Je le sais. Seulement un matin, je me suis levée, et je t’aimais tant, tant, que c’était effrayant ! Je t’avais vue en rêve toute la nuit. Je pensais : j’irai chez maman et je resterai en bas. Je ne veux pas l’aimer, je ne veux pas ! Et la nuit suivante, en m’endormant je pensais : Ah ! si... si elle venait comme l’autre nuit ! Et tu es venue. Moi je faisais semblant de dormir. Ah ! comme nous sommes polissonnes, Niétotchka !

— Mais pourquoi ne voudrais-tu pas m’aimer ?

— Comme ça... Mais que dis-je ? Je t’ai aimée toujours. Et je pensais : Et si je la pinçais, voilà, ma petite sotte !...

En même temps elle me pinça.

— Te rappelles-tu quand je t’ai attaché ton soulier ?

— Je me rappelle...

— Tu étais contente, hein ? Je te regardais et je pensais : Elle est charmante, et si je lui arrange son soulier, qu’est-ce qu’elle pensera ? Et je me sentais si bien, moi... Et vraiment je voulais t’embrasser... Et ensuite, c’était si drôle, si drôle ! Et tout le long du chemin, quand nous marchions ensemble, j’avais envie d’éclater de rire. Je ne pouvais pas te regarder tellement tu étais drôle... Et comme j’ai été heureuse quand tu es allée au cachot à ma place !

Nous appelions cachot la chambre noire.

— Et tu as eu peur ?

— Oh ! oui.

— Moi, j’étais heureuse, non parce que tu avais pris sur toi la faute, mais parce que tu étais enfermée à ma place. Je me disais : Elle pleure maintenant, et moi je l’aime tant ! Demain je l’embrasserai, je l’embrasserai. Et vrai, je n’avais pas pitié de toi, et tout de même je pleurais.

— Et moi, je n’ai pas pleuré ; j’étais très contente !

— Tu n’as pas pleuré ? Ah ! méchante ! s’écria la princesse en m’embrassant de toutes ses forces.

— Catherine, Catherine, mon Dieu, que tu es jolie !

— N’est-ce pas ? Et bien, fais de moi ce que tu voudras : tourmente-moi, pince-moi. Je t’en prie, pince-moi, ma chérie, pince-moi !

— Que tu es drôle ! Et quoi encore ?

— Et encore embrasse-moi.

— Nous nous embrassions, nous pleurions, nos lèvres étaient gonflées de baisers.

— Niétotchka, d’abord tu coucheras toujours avec moi. Tu aimes embrasser ? Nous nous embrasserons. Ensuite je ne veux pas que tu sois triste. Pourquoi es-tu toujours triste ? Tu me le raconteras, hein ?

— Je te raconterai tout. Mais maintenant je ne suis pas du tout triste. Je suis très gaie.

— Non, il faut que tu aies des joues rouges comme les miennes ! Ah ! que demain vienne plus vite ! As-tu sommeil, Niétotchka ?

— Non.


— Eh bien, alors, causons.

Nous bavardâmes encore deux heures. Dieu sait ce que nous avons dit. D’abord la petite princesse m’exposa tous ses plans d’avenir et la situation telle qu’elle était maintenant.

J’appris qu’elle aimait son père plus que tout, presque plus que moi. Ensuite nous décidâmes toutes deux que Mme Léotard était une brave femme, pas du tout sévère. Puis nous traçâmes notre programme pour le lendemain et le surlendemain, et en général nous arrangeâmes notre vie presque pour vingt ans. Catherine inventa ensuite que nous devions vivre de la façon suivante : un jour, ce serait elle qui commanderait et moi j’obéirais ; le lendemain ce serait le contraire : je commanderais et elle obéirait strictement.

Puis nous devions toutes deux commander et obéir également ; mais ensuite l’une de nous deux, exprès, n’obéirait pas ; alors, d’abord, nous nous fâcherions, comme ça, pour faire semblant, puis nous nous réconcilierions le plus vite possible. En un mot, un bonheur infini nous attendait. Enfin, à force de bavarder, nos yeux se fermaient de fatigue. Catherine se moquait de moi, m’appelant dormeuse, mais elle-même s’endormit avant moi. Le lendemain, aussitôt éveillées, nous nous embrassâmes vite, parce qu’on entrait dans notre chambre ; j’avais juste le temps de me sauver dans mon lit.

Toute la journée nous ne savions que faire à force de joie.

Nous nous cachions de tous, nous fuyions tout le monde, craignant les indiscrets. Enfin je commençai à raconter mon histoire à Catherine. Elle fut bouleversée jusqu’aux larmes par mes récits.

— Méchante ! pourquoi ne m’as-tu pas raconté tout cela auparavant ? Je t’aurais aimée, je t’aurais tant aimée ! Mais est-ce que les gamins te frappaient fort dans la rue ?

— Ah ! oui. J’avais si peur d’eux.

— Ah ! les vilains ! Sais-tu, Niétotchka, j’ai vu moi-même comment un gamin en battait un autre. Demain, sans rien dire, je prendrai le martinet de Falstaff, et si j’en rencontre un, je le battrai tant qu’il s’en souviendra.

Ses yeux brillaient d’indignation.

Nous étions effrayées quand quelqu’un entrait. Nous avions peur qu’on ne nous surprît nous embrassant, et ce jour-là nous nous embrassâmes au moins cent fois. Ainsi passa cette journée et la suivante. J’avais peur de mourir enthousiasme. J’étouffais de bonheur. Mais notre joie ne dura pas longtemps.

Mme Léotard devait rendre compte à la princesse de chacun de nos mouvements. Elle nous observa pendant trois jours, et durant ces trois jours, elle eut beaucoup à raconter. Enfin elle alla trouver la princesse et lui raconta tout ce qu’elle avait observé : que nous étions ensemble comme deux folles, que depuis trois jours nous ne nous quittions plus, que nous nous embrassions à chaque instant, que nous pleurions et riions comme des folles, que nous ne cessions de bavarder, ce qui ne nous arrivait pas auparavant, et qu’elle ne savait à quoi attribuer ce changement. Elle ajouta qu’il lui semblait que Catherine traversait une crise maladive, et qu’à son avis il vaudrait mieux que nous nous vissions plus rarement.

— Je le pressentais depuis longtemps, répondit la princesse. Je savais que cette étrange orpheline nous causerait beaucoup de tracas. Ce qu’on m’a raconté de sa vie passée fait horreur, véritablement horreur ! Évidemment, elle a de l’influence sur Catherine. Vous dites que Catherine l’aime beaucoup ?

— Follement.

La princesse rougit de dépit. Elle était jalouse de moi.

— Cela n’est pas naturel, dit-elle. Auparavant elles étaient étrangères l’une à l’autre, et j’avoue que j’en étais contente. Quelque jeune que soit cette orpheline, je ne réponds de rien. Vous me comprenez. Avec le lait de sa mère elle a déjà reçu son éducation, ses habitudes. Je ne comprends pas ce que le prince trouve en elle. Mille fois j’ai proposé de la mettre au couvent.

Mme Léotard voulut intercéder pour moi, mais la princesse avait déjà résolu notre séparation. On envoya tout de suite chercher Catherine, et, en bas, on lui annonça qu’elle ne me verrait plus avant le dimanche suivant, c’est-à-dire de toute une semaine.

J’appris tout cela plus tard, le soir. Je fus frappée d’horreur. Je pensais à Catherine et il me semblait qu’elle ne supporterait pas notre séparation. J’étais folle d’angoisse, de douleur, et, pendant la nuit, je tombai malade. Le matin, le prince vint chez moi et me dit à l’oreille d’espérer. Le prince fit tout ce qu’il put, mais tout fut vain : la princesse ne cédait pas. J’étais au désespoir.

Le matin du troisième jour, Nastia m’apporta un billet de Catherine. Elle avait écrit au crayon et très mal le billet que voici :

« Je t’aime beaucoup. Je suis avec maman et ne pense qu’au moyen de m’enfuir jusqu’à toi. Je m’enfuirai, je te le promets. C’est pourquoi ne pleure pas. Écris-moi comment tu m’aimes. Je t’ai embrassée en rêve toute la nuit, et je souffrais terriblement. Je t’envoie des bonbons. Au revoir. »

Je répondis sur le même ton.

Toute la journée je pleurai en lisant le billet de Catherine. Mme Léotard m’ennuyait de ses caresses. Le soir, j’appris qu’elle était allée chez le prince et avait dit que certainement je tomberais malade pour la troisième fois si je ne voyais pas Catherine et qu’elle regrettait beaucoup d’avoir dit ce qu’elle avait dit à la princesse.

J’interrogeai Nastia pour savoir comment allait Catherine. Elle me répondit que Catherine ne pleurait pas, mais qu’elle était très pâle. Le lendemain matin, Nastia me glissa dans l’oreille : « Allez dans la chambre de son Excellence. Descendez par l’escalier de droite. »

J’avais un heureux pressentiment. Oppressée par l’attente, je courus en bas et ouvris la porte du cabinet de travail du prince. Elle n’était pas là. Tout d’un coup Catherine m’enlaçait par derrière et m’embrassait ardemment en riant et en pleurant...Mais aussitôt Catherine s’arracha de mes bras ; elle courut vers son père, grimpa sur son dos comme un écureuil, mais ne pouvant passe tenir, elle tomba sur le divan. Le prince s’y écroula aussi. La petite princesse pleurait à force de joie.

— Père, que tu es bon, que tu es bon !

— Petites polissonnes ! Qu’est-ce que vous êtes devenues ? Qu’est-ce que c’est que cette amitié, cet amour ?

— Tais-toi, père, tu ne connais pas nos affaires.

Et, de nouveau, nous nous jetâmes dans les bras l’une de l’autre.

Je commençai alors à l’examiner de plus près. Elle avait maigri durant ces trois jours ; le rouge avait quitté son visage, qui était tout pâle. Je pleurais de tristesse.

Enfin Nastia frappa. C’était signe qu’on demandait Catherine. La petite princesse devint pâle comme une morte.

— Assez, enfants. Nous nous réunirons chaque jour ainsi. Au revoir et que Dieu vous bénisse ! dit le prince.

Il était ému en nous regardant. Mais il avait compté sans le destin. Le même soir, on reçut de Moscou la nouvelle que Sacha était tombé gravement malade, qu’il était presque mourant. La princesse décida de partir dès le lendemain. Cela était arrivé si vite que j’ignorai tout jusqu’au moment de dire adieu à Catherine. C’est le prince qui avait insisté pour que nous nous disions adieu ; la princesse n’y voulait pas consentir.

Je courus en bas, hors de moi, et me jetai à son cou.

La voiture attendait déjà près du perron. Catherine poussa un cri en m’apercevant et tomba sans connaissance.

Je m’élançai pour l’embrasser. La princesse se mit à secouer Catherine, qui revint à elle et m’embrassa.

— Adieu, Niétotchka, me dit-elle tout d’un coup en riant, avec une expression extraordinaire. Ne me regarde pas ainsi. Je ne suis pas malade. Dans un mois je serai de retour ; alors nous ne nous séparerons plus.

— Assez, dit la princesse froidement. Partons.

La petite princesse se retourna encore une fois et me serra dans ses bras.

— Ma vie ! chuchota-t-elle en m’embrassant. Au revoir !

Nous nous embrassâmes pour la dernière fois, puis nous nous séparâmes.

Ce devait être pour longtemps, pour très longtemps. Huit années s’écoulèrent jusqu’à notre prochaine rencontre.

J’ai raconté exprès avec force détails cet épisode de mon enfance, la première apparition de Catherine dans ma vie, car nos histoires sont inséparables. Son roman est le mien, comme s’il m’avait été destiné de la rencontrer, de la trouver, et je n’ai pu me refuser le plaisir de me transporter encore une fois, par le souvenir, dans mon enfance...

Maintenant mon récit ira plus vite. Mon existence tout d’un coup est devenue calme, et j’eus l’air de m’éveiller de nouveau à la vie, quand j’avais déjà atteint mes seize ans.

Mais d’abord quelques mots de ce qu’il advint de moi après le départ de la famille du prince pour Moscou.

Je restai avec Mme Léotard. Deux semaines plus tard, nous reçûmes la visite d’un envoyé du prince qui venait annoncer que le retour du prince à Pétersbourg était différé pour un certain temps.

Comme Mme Léotard, par suite de diverses considérations de famille, ne pouvait pas aller à Moscou, son rôle dans la maison du prince était terminé. Toutefois elle resta dans la famille et alla chez la fille aînée de la princesse, Alexandra Mikhaïlovna.

Je n’ai encore rien dit d’Alexandra Mikhaïlovna que, du reste, je n’avais vue qu’une seule fois. Elle était la fille d’un premier mariage de la princesse.

L’origine et la parenté de la princesse étaient assez obscures. Son premier mari était fermier général.

Après son remariage, la princesse s’était trouvée fort embarrassée de sa fille aînée. Elle ne pouvait pas espérer pour elle un brillant parti, car sa dot était très modeste. Enfin, il y avait quatre ans de cela, on l’avait mariée à un homme très riche ayant une haute situation. Alexandra Mikhaïlovna était entrée dans une autre société et fréquentait un autre monde. La princesse allait la voir deux fois par an ; le prince, son beau-père, chaque semaine, et y conduisait Catherine. Mais, les derniers temps, la princesse n’aimait pas laisser Catherine aller chez sa sœur, et le prince l’y amenait en cachette. Les deux sœurs étaient très différentes de caractère. Alexandra Mikhaïlovna était une jeune femme de vingt-deux ans, douce, tendre, aimante ; une sorte de tristesse résignée était répandue sur son beau visage. Le sérieux et la rigidité n’allaient pas plus à ses traits angéliques que le deuil à un enfant. On ne pouvait la regarder sans éprouver une profonde sympathie. Elle était pâle et, à l’époque où je la vis pour la première fois, on la disait prédisposée à la phtisie. Elle vivait isolée et n’aimait ni à recevoir ni à sortir.

Je me la rappelle quand elle vint chez Mme Léotard et, avec un profond sentiment, m’embrassa. À côté d’elle se tenait un monsieur âgé, maigre. Il pleura en me regardant. C’était le violoniste B... Alexandra Mikhaïlovna m’embrassa et me demanda si je voulais vivre chez elle et être sa fille. En regardant son visage je reconnus la sœur de ma Catherine et tout mon cœur se fondit, comme si quelqu’un, encore une fois, m’appelait « orpheline ». Alors Alexandra Mikhaïlovna me montra la lettre du prince. Il y avait quelques lignes pour moi. Je les lus en sanglotant.

Le prince me bénissait pour une longue et heureuse vie et me priait d’aimer son autre fille.

Catherine aussi avait ajouté quelques lignes. Elle écrivait que maintenant elle ne quittait plus sa mère.

Et ce même soir j’entrai dans une autre famille, dans une autre maison, chez des gens nouveaux, arrachant pour la seconde fois mon cœur de tout ce qui m’était devenu si cher, de ceux qui pour moi étaient presque une famille.

J’étais toute inquiète...

Une nouvelle vie commençait.



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