Littérature russe — Fyodor Dostoïevski (Достоевский Фёдор Михайлович) 1821 – 1881



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— Chantez-nous quelque chose, dit B... en s’adressant à moi.

— Oui, Annette, chante-nous ton nouvel air, reprit Alexandra Mikhaïlovna, comme si elle était heureuse de ce prétexte.

Je la regardai. Elle m’observait dans une attente inquiète.

Mais je ne savais pas me dominer. Au lieu de m’approcher du piano et de chanter quelque chose, je me sentis gênée, je devins confuse, je ne savais comment me dérober. Enfin, prise de dépit, je refusai net.

— Pourquoi ne veux-tu pas chanter ? dit Alexandra Mikhaïlovna en me considérant gravement et jetant en même temps un regard furtif sur son mari.

Ces deux regards mirent le comble à ma nervosité. Je me levai de table très troublée, mais déjà sans rien dissimuler et tremblant d’une émotion incompréhensible, je répétai avec chaleur que je ne voulais pas, que je ne pouvais pas chanter, que j’étais mal disposée. En disant cela, je les regardais tous deux dans les yeux, mais Dieu sait combien je désirais être en ce moment dans ma chambre et me cacher d’eux tous. B... était étonné. Alexandra Mikhaïlovna, très angoissée, ne disait pas un mot. Mais Piotr Alexandrovitch se leva de sa chaise, prétexta qu’il avait oublié quelque chose à faire et sortit hâtivement de la chambre, en disant d’ailleurs qu’il reviendrait peut-être. Toutefois, à tout hasard, il serra la main de B... en signe d’adieu.

— Qu’avez-vous enfin ? demanda B... Vous avez l’air vraiment malade.

— Je suis souffrante, très souffrante, répondis-je impatiemment.

— En effet, tu es pâle et, il y a quelques minutes, tu étais toute rouge, remarqua Alexandra Mikhaïlovna, qui se tut soudainement.

— Assez, dis-je en m’approchant d’elle et la regardant fixement dans les yeux.

Je pris sa main et la baisai. Alexandra Mikhaïlovna me regarda avec une joie visible, naïve.

— Pardonnez-moi d’avoir été si méchante aujourd’hui, lui dis-je avec émotion ; mais vraiment je me sens mal disposée. Ne m’en veuillez pas et laissez-moi me retirer dans ma chambre.

— Nous sommes tous des enfants, dit-elle avec un sourire timide. Moi aussi, je suis une enfant, et même plus enfant que toi, me chuchota-t-elle à l’oreille ; va, porte-toi bien, mais surtout ne te fâche pas contre moi.

— Pourquoi ? demandai-je frappée de cet aveu naïf.

— Pourquoi ? répéta-t-elle toute troublée. Pourquoi ? Tu vois, Niétotchka, je dis des sottises. Tu es plus intelligente que moi. Je ne suis qu’une enfant.

— Eh bien, au revoir, prononçai-je très touchée, ne sachant que lui dire.

Je l’embrassai encore une fois et sortis hâtivement de la chambre. Je ressentais du dépit et de la tristesse ; en outre j’étais fâchée contre moi d’être ainsi imprudente et de ne pas savoir me contenir. J’étais honteuse jusqu’aux larmes, je ne savais trop de quoi, et je m’endormis profondément triste. Le matin en m’éveillant, ma première pensée fut que toute la soirée de la veille était un cauchemar, un mirage, que nous n’avions fait que nous mystifier les uns les autres, que nous avions pris au sérieux des bagatelles, et que tout cela provenait de notre inexpérience, de notre manque d’habitude à recevoir les impressions extérieures. Je sentais que toute la faute venait de cette lettre qui enflammait trop mon imagination et je décidai qu’il valait mieux désormais ne plus penser à tout cela. Ayant ainsi calmé avec une facilité apparente toute mon angoisse, et convaincue que j’exécuterais avec la même facilité ce que j’avais résolu, je devins plus calme et allai prendre ma leçon de chant tout à fait gaie. L’air du matin me rafraîchit définitivement la tête. J’aimais beaucoup ces sorties matinales chez mon professeur. C’était si agréable de traverser la ville qui, vers neuf heures du matin, était déjà toute animée et reprenait sa vie coutumière. Nous traversions ordinairement les rues les plus animées, les plus grouillantes, et cette partie de ma vie artistique me plaisait infiniment ; le contraste entre les petites choses de chaque jour et l’art qui m’attendait à deux pas de là au troisième étage d’une immense maison pleine de locataires du haut en bas, qui, me semblait-il, ne s’intéressaient nullement à l’art, ce contraste était très amusant. Moi, avec ma musique sous le bras parmi ces passants affairés, la vieille Natalie qui m’accompagnait et dont je me demandais souvent à quoi elle pouvait penser, enfin mon professeur, moitié italien, moitié français, un original parfois enthousiaste, plus souvent pédant, et presque toujours avare, tout cela me distrayait et m’amenait à me réjouir ou à réfléchir. En outre, bien que timidement, j’aimais mon art ; avec un espoir passionné, je bâtissais des châteaux en Espagne ; je me représentais un avenir merveilleux et souvent, en rentrant, j’étais toute enflammée par ma propre fantaisie. En un mot, pendant ces heures, j’étais presque heureuse.

J’étais précisément dans une telle disposition quand, à dix heures, je revins de ma leçon à la maison. J’avais oublié tout, et je me rappelle que je rêvais joyeusement à quelque chose. Mais tout à coup, en montant l’escalier, je tressaillis comme sous une brûlure. La voix de Piotr Alexandrovitch, qui en ce moment descendait l’escalier, retentissait. Le sentiment désagréable qui s’empara de moi était si grand, le souvenir de la veille me frappa si vivement, que je ne pus dissimuler ma gêne. Je le saluai, mais probablement mon visage était-il très expressif, car il s’arrêta devant moi, étonné. Ayant remarqué son mouvement, je rougis et montai rapidement. Il murmura quelque chose derrière moi et continua son chemin.

J’étais prête à pleurer de dépit et ne pouvais comprendre ce qui se passait. Toute la matinée je fus toute désorientée, ne sachant à quoi me résoudre pour en finir avec tout cela. Mille fois je me donnai la parole d’être plus sage et mille fois la crainte s’emparait de moi. Je sentais que je haïssais le mari d’Alexandra Mikhaïlovna et, en même temps, j’étais inquiète à mon sujet.

Cette fois, je devenais sérieusement malade et ne pouvais me ressaisir. J’en voulais à tout le monde. Je restai chez moi toute la matinée et n’allai même pas chez Alexandra Mikhaïlovna. Ce fut elle qui vint me trouver. Quand elle me vit, elle faillit pousser un cri. J’étais si pâte que, me regardant dans le miroir, je me fis peur. Alexandra Mikhaïlovna resta avec moi une heure entière, me soignant comme un enfant.



Mais j’étais si triste de ses attentions, ses caresses m’étaient si pénibles, je souffrais tant en la regardant, que je la priai enfin de me laisser seule. Elle s’en alla très inquiète pour moi. Enfin mon angoisse se résolut dans une crise de larmes. Vers le soir, je me sentis mieux. Je me sentais mieux parce que j’étais décidée d’aller chez Alexandra Mikhaïlovna, de me jeter à ses genoux, de lui rendre la lettre qu’elle avait perdue, de lui avouer tout, d’avouer toutes les souffrances que j’avais endurées, tous mes doutes, et de l’embrasser de tout mon amour infini pour elle, de lui dire que j’étais son enfant, son amie, que mon cœur lui était ouvert, qu’elle n’avait qu’à regarder pour voir toute l’affection ardente, inébranlable, qu’il contenait pour elle. Mon Dieu ! je savais, je sentais que j’étais la dernière personne à qui elle pût ouvrir son âme ; mais d’autant plus sûr me paraissait le salut, je comprenais, bien que vaguement, son angoisse et mon cœur était plein d’indignation à l’idée qu’elle pouvait rougir devant moi, devant mon jugement... Voilà ce que je voulais lui dire en pleurant à ses pieds. Le sentiment de la justice s’était révolté en moi. Je ne sais pas ce que j’aurais fait ; je ne me suis ressaisie qu’après, quand un hasard nous eut sauvées, elle et moi, de notre perte, en m’arrêtant dès le premier pas.

Voici ce qui arriva. J’étais déjà près de sa chambre, quand, d’une porte latérale, sortit Piotr Alexandrovitch. Il ne m’avait pas aperçue et me dépassa. Il allait aussi chez Alexandra Mikhaïlovna. Je m’arrêtai comme étourdie. C’était le dernier des hommes que je devais rencontrer en ce moment. Je voulais m’en aller, mais la curiosité me cloua sur place. Il s’était arrêté devant la glace, réparant ses cheveux et, à mon grand étonnement, soudain, je l’entendis chantonner. Immédiatement un souvenir lointain de mon enfance me revint à la mémoire. Pour faire comprendre l’étrange impression que je ressentis alors, je dirai quelques mots de ce souvenir. La première année de mon séjour dans cette maison, un événement m’avait frappée profondément : ce fut seulement maintenant que ma conscience s’éclaira, parce que ce fut seulement maintenant que je compris l’origine de l’antipathie inexplicable que m’inspirait cet homme. J’ai déjà mentionné que sa présence m’était pénible. J’ai déjà dit quelle expression attristante produisaient sur moi son air soucieux et renfrogné, l’expression de son visage souvent morose, quel poids je sentais après les heures passées avec lui autour de la table à thé d’Alexandra Mikhaïlovna, et enfin quelle angoisse remplissait mon cœur quand, deux ou trois fois, j’avais été témoin des scènes bizarres, violentes dont j’ai parlé au commencement. Il m’arrivait alors de me trouver avec lui, comme maintenant, dans la même chambre, à la même heure, quand il se rendait comme moi chez Alexandra Mikhaïlovna. J’éprouvais une timidité enfantine en me rencontrant seule avec lui, aussi je me blottissais dans un coin, comme une coupable, en priant Dieu qu’il ne me remarquât point. De même que maintenant, il s’arrêtait devant la glace et je tressaillais d’un sentiment vague, qui n’avait rien d’enfantin. Il me semblait qu’il transformait son visage. Du moins je voyais clairement un sourire sur son visage avant qu’il s’approchât de la glace. Je voyais son sourire, que je ne voyais jamais à un autre moment, car (je me rappelle que cela me frappait le plus) il ne souriait jamais en présence d’Alexandra Mikhaïlovna. Tout d’un coup, à peine avait-il jeté un regard dans le miroir, que son visage se transformait complètement. Le sourire disparaissait comme par enchantement et une expression d’amertume, d’un sentiment qui avait l’air de se faire jour irrésistiblement, qu’on ne pouvait cacher par n’importe quel effort, paraissait sur ses lèvres ; un pli soucieux, barrait son front et rapprochait les sourcils ; le regard se cachait sous les lunettes ; en un mot, en un instant, comme par ordre, il devenait un tout autre homme. Je me rappelle qu’encore enfant je tremblais de la peur de comprendre ce que je voyais et depuis, cette impression pénible, désagréable ne s’effaça pas de mon cœur. Après s’être regardé une minute dans la glace, il inclinait la tête, se courbait, comme il faisait ordinairement quand il se présentait devant Alexandra Mikhaïlovna, et, sur la pointe du pied, entrait dans la chambre.

C’est ce souvenir qui venait de me frapper. Alors, comme maintenant, il se croyait seul quand il s’arrêtait devant la glace. Maintenant, comme alors, avec une impression désagréable, je me trouvais non loin de lui. Mais quand j’entendis ce chant (ce qu’on ne pouvait attendre de lui) qui me frappait d’une façon si inattendue, je demeurai clouée sur place, et, au même moment, la ressemblance me rappela une scène de mon enfance. Tous mes nerfs tressaillirent et, en réponse à cette malheureuse chanson, j’éclatai d’un tel rire que le pauvre chanteur poussa un cri, bondit à deux pas de la glace et, pâle comme un mort, comme s’il avait été pris en flagrant délit, il me regarda plein d’horreur, d’étonnement et de fureur. Son regard agit sur moi maladivement. J’y répondis par un rire nerveux, bien en face, et, sans cesser de rire, j’entrai chez Alexandra Mikhaïlovna.

Je savais qu’il était derrière la portière, qu’il hésitait à entrer, que la fureur et la crainte l’avaient cloué sur place, et avec une impatience provocante j’attendais ce qu’il allait décider. J’étais prête à parier qu’il n’entrerait pas et j’aurais gagné. Il ne vint qu’une demi-heure plus tard. Alexandra Mikhaïlovna, pendant un bon moment, me regarda très étonnée. Mais elle avait beau me demander ce que j’avais, je ne pouvais lui répondre : j’étouffais. Enfin elle comprit que j’avais une crise de nerfs et me regarda inquiète. Quand je fus un peu calmée, je pris ses mains et me mis à les baiser. C’est alors seulement que je me ressaisis.

Piotr Alexandrovitch entra.

Je le regardai furtivement. Il avait l’air comme si rien ne s’était passé entre nous, c’est-à-dire qu’il était sévère et morne comme toujours ; mais à la pâleur de son visage et au léger tremblement de ses lèvres, je compris qu’il dissimulait avec peine son émotion. Il salua froidement Alexandra Mikhaïlovna et s’assit silencieusement à sa place. Sa main tremblait quand il prit une tasse de thé. J’attendais l’explosion et la peur me saisit. Je voulais m’en aller, mais ne me décidais pas à abandonner Alexandra Mikhaïlovna dont le visage pâlissait en regardant son mari. Elle aussi pressentait quelque chose de mauvais. Enfin ce que j’attendais avec une telle crainte arriva. Au milieu du profond silence, je levai les yeux et rencontrai les lunettes de Piotr Alexandrovitch dirigées de mon côté. C’était si inattendu que je tressaillis et faillis pousser un cri. Je baissai les yeux. Alexandra Mikhaïlovna remarqua ce mouvement.

— Qu’avez-vous ? Pourquoi avez-vous rougi ? éclata la voix grossière et rude de Piotr Alexandrovitch.

Je ne répondis rien. Mon cœur battait si fort que je ne pouvais prononcer un mot.

— Pourquoi a-t-elle rougi ? Pourquoi rougit-t-elle toujours ? demanda-t-il en s’adressant à Alexandra Mikhaïlovna et me désignant avec effronterie.

L’indignation me coupait la respiration. Je jetai un regard sur Alexandra Mikhaïlovna. Elle me comprit. Ses joues pâles s’empourprèrent.

— Annette, me dit-elle d’une voix ferme, que je n’attendais pas d’elle, va dans ta chambre, et dans un instant j’irai t’y rejoindre et nous passerons la soirée ensemble...

— Je vous demande si vous m’avez entendu ou non ? interrompit Piotr Alexandrovitch, en élevant encore la voix et comme s’il n’entendait pas ce que disait sa femme. Pourquoi rougissez-vous quand vous me rencontrez ? Répondez...

— Pourquoi la faites-vous rougir et moi aussi ? répondit Alexandra Mikhaïlovna d’une voix entrecoupée d’émotion.

Je regardai avec étonnement Alexandra Mikhaïlovna. La véhémence de son observation me fut au premier moment incompréhensible.

— C’est moi qui vous, fais rougir ? Moi, répondit Piotr Alexandrovitch, qui lui aussi parut étonné, en appuyant particulièrement sur le mot moi. C’est à cause de moi que vous rougissez ? Mais est-ce que je puis vous faire rougir pour moi ? Qui de nous deux doit rougir, vous ou moi ? Qu’en pensez-vous ? Cette phrase si claire pour moi était prononcée d’un ton si persifleur que je poussai un cri et me jetai vers Alexandra Mikhaïlovna. L’étonnement, la souffrance, le reproche, l’horreur se reflétaient sur son visage pâle comme la mort. Je regardai Piotr Alexandrovitch en joignant les mains d’un air suppliant. Il semblait s’être déjà ressaisi ; mais la fureur qui lui avait arraché cette phrase n’était pas encore passée. Cependant quand il remarqua ma supplication muette, il se troubla. Mon geste disait clairement que je savais beaucoup de choses qui étaient secrètes entre eux et que j’avais bien compris ses paroles.

— Annette, allez dans votre chambre, répéta Alexandra Mikhaïlovna d’une voix faible, mais ferme, en se levant. J’ai besoin de causer avec Piotr Alexandrovitch.

Elle paraissait calme, mais je redoutais davantage ce calme que n’importe quelle émotion. Je faillis ne pas écouter ses paroles et rester là. Je tendais toutes mes forces pour lire sur son visage ce qui se passait en ce moment dans son âme. Il me semblait qu’elle n’avait compris ni mon geste ni mon exclamation.

— Voilà ce que vous avez fait, prononça Piotr Alexandrovitch en méprenant par le bras et m’indiquant sa femme.

Mon Dieu ! je n’avais jamais vu un pareil désespoir que celui que je lisais maintenant sur ce visage. Il me prit par le bras et me poussa hors de la chambre. Je les regardai une dernière fois. Alexandra Mikhaïlovna restait debout accoudée à la cheminée, la tête serrée dans ses deux mains. Toute l’attitude de son corps décelait une souffrance intolérable. Je saisis la main de Piotr Alexandrovitch et la serrai fortement.

— Au nom de Dieu ! Au nom de Dieu, ayez pitié ! prononçai-je d’une voix entrecoupée.

— N’ayez pas peur ; n’ayez pas peur, dit-il en me regardant étrangement. Ce n’est rien, c’est une crise. Allez, allez.

Arrivée dans ma chambre, je me jetai sur le divan et cachai mon visage dans mes mains. Je restai ainsi trois mortelles heures. Enfin, n’y tenant plus, j’envoyai demander si je pouvais venir près d’Alexandra Mikhaïlovna. Ce fut Mme Léotard qui m’apporta la réponse. Piotr Alexandrovitch me faisait dire que la crise était passée, qu’il n’y avait pas de danger, mais qu’Alexandra Mikhaïlovna avait besoin de repos.

Je ne me couchai pas avant trois heures du matin. Je réfléchissais tout le temps en marchant de long en large dans ma chambre. Ma situation était plus difficile que jamais, mais je me sentais plus calme, peut-être parce que je me sentais la plus coupable. Je me mis au lit en attendant avec impatience le lendemain.

Mais le lendemain, à mon triste étonnement, je remarquai chez Alexandra Mikhaïlovna une froideur inexplicable. D’abord il me sembla que cette pure et noble créature souffrait de rester en ma compagnie après la scène de la veille avec son mari, scène dont involontairement, j’avais été témoin ; je savais qu’elle était capable de rougir devant moi et même de me demander pardon, si la malheureuse scène d’hier avait offensé mon cœur. Mais bientôt je remarquai en elle un autre souci et un dépit qui se manifestait très gauchement. Tantôt elle me répondait froidement, sèchement, tantôt on discernait dans ses paroles un sens particulier, tantôt enfin, tout d’un coup, elle devenait avec moi très tendre comme si elle se fût reproché cette sévérité qui ne pouvait pas être dans son cœur, et ses douces paroles résonnaient comme un reproche. Enfin je lui demandai nettement si elle n’avait pas quelque chose à me dire. Ma brusque question tout d’abord la troubla un peu, mais aussitôt, levant sur moi ses grands yeux doux et me regardant avec un sourire tendre, elle me dit :

— Ce n’est rien, Niétotchka. Seulement, sais-tu, ta question a été si inattendue que cela m’a troublée un peu. C’est parce ta question a été si brusque, je t’assure. Mais écoute-moi, mon enfant, et dis-moi la vérité : As-tu sur le cœur quelque chose qui t’aurait fait te troubler si l’on t’avait interrogée aussi brusquement et à l’improviste ?

— Non, répondis-je en la regardant d’un œil clair.

— C’est bien ! Si tu savais, mon amie, comme je te suis reconnaissante pour cette belle réponse. Non que je puisse le soupçonner de quelque chose de mauvais, ça jamais ! Je ne me pardonnerais pas une pareille pensée. Mais écoute : quand je t’ai prise, tu étais une enfant, et maintenant tu as dix-sept ans. Tu vois que je suis malade, je suis moi-même comme une enfant, qu’il faut soigner encore. Je n’ai pas pu remplacer une mère, bien que je t’aime autant. Si maintenant quelque chose me tourmente ce n’est certainement pas toi qui en es coupable, mais moi. Pardonne-moi donc cette question, et aussi pardonne-moi si, involontairement, je n’ai pas tenu toutes les promesses que j’avais faites à toi et à mon père quand je t’ai prise avec moi. Cela m’a souvent inquiétée, ma chérie.

Je l’embrassai et pleurai.

— Je vous remercie, je vous remercie pour tout ! dis-je, mais ne parlez pas ainsi. Vous avez été pour moi plus qu’une mère. Que Dieu vous bénisse pour tout ce que vous deux, vous et le prince, avez fait pour moi, pauvre abandonnée. Ma chérie, ma chérie !

— Assez, Niétotchka, assez ! Embrasse-moi, comme ça, très fort ! Vois-tu, Dieu sait pourquoi, mais il me semble que c’est pour la dernière fois que tu m’embrasses.

— Non, non ! m’écriai-je en sanglotant comme une enfant. Non, cela ne sera pas. Vous serez heureuse. Croyez-moi, nous serons heureux.

— Je te remercie de m’aimer ainsi. Maintenant près de moi il y a peu de gens qui m’aiment. Tous m’ont abandonnée.

— Qui vous a abandonnée ? Lesquels ?

— Autrefois il y avait d’autres personnes auprès de moi... Tu ne sais pas, Niétotchka... Ils m’ont tous abandonnée... Tous se sont évanouis comme des visions... Et je les ai tellement attendus... Toute ma vie je les ai attendus... Regarde, Niétotchka, tu vois quel sombre automne, bientôt il neigera, et, avec la première neige, je mourrais. Oui... Mais je ne suis pas triste... Adieu...

Son visage était pâle et maigre, ses joues étaient rouges, ses lèvres tremblaient, un feu intérieur les desséchait.

Elle s’approcha du piano, et prit quelques accords. À ce moment une corde se cassa et s’éteignit dans un son tremblant et prolongé.

— Tu entends, Niétotchka, tu entends, dit-elle tout d’un coup d’une voix inspirée, en indiquant le piano. Cette corde était trop tendue, elle n’a pu le supporter et elle s’est brisée... Tu entends comme le son s’éteint plaintivement !...

Elle parlait avec difficulté. Le mal sourd, intérieur, se reflétait sur son visage. Ses yeux se remplirent de larmes.

— Eh bien, Niétotchka, assez, mon amie, assez. Amène les enfants.

Je les lui amenai. Elle avait l’air de se reposer en les regardant. Au bout d’une heure, elle les laissa partir.

— Quand je mourrai, tu ne les abandonneras pas, Annette, me dit-elle à voix basse comme si elle craignait qu’on ne nous écoutât.

— Assez, vous me tuerez !

Je ne trouvais rien de plus à répondre.

— Je plaisantais, dit-elle après un court silence, et en souriant elle ajouta : Et toi, tu l’as cru ? Parfois je dis Dieu sait quoi. Je suis maintenant comme une enfant ; il faut tout me pardonner...

Elle me regarda timidement comme si elle avait peur de prononcer quelque chose. Ce quelque chose, je l’attendais.

— Prends garde... Ne l’effraye pas, dit-elle enfin, les yeux baissés, une légère rougeur sur son visage, et si bas que je l’entendais à peine.

— Qui ? demandai-je étonnée.

— Mon mari... Peut-être lui raconteras-tu tout...

— Pourquoi ? Pourquoi ? répétai-je de plus en plus étonnée.

— Non, ce n’est rien, assez ; je plaisantais...

Mon cœur se serrait de plus en plus.

— Seulement, écoute, tu les aimeras quand je serai morte, n’est-ce pas ? ajouta-t-elle sérieusement et de nouveau d’un air mystérieux. Tu les aimeras comme tu aimerais tes propres enfants. Rappelle-toi que je t’ai toujours regardée comme ma fille et n’ai fait aucune différence entre toi et les miens.

— Oui, oui, répondis-je, ne sachant ce que je disais, étouffée par les larmes et l’angoisse.

Un baiser brûlant sur ma main me surprit avant que j’aie eu le temps de la retirer.

« Qu’a-t-elle ? Que pense-t-elle ? Qu’y a-t-il eu hier entre eux ? » me passa-t-il en tête.

Un instant après elle se plaignit de la fatigue.

— Je suis malade déjà depuis longtemps, seulement je ne voulais pas vous effrayer, vous deux, dit-elle. Vous deux m’aimez, n’est-ce pas ? Au revoir, Niétotchka, laisse-moi. Seulement, ce soir, ne manque pas de venir. Tu viendras ?

Je le lui promis, mais j’étais heureuse de m’en aller, je n’en pouvais supporter davantage. La pauvre ! la pauvre ! Cette longue souffrance que je connaissais maintenant toute, cette vie sans lumière, cet amour timide, et encore elle avait l’air d’une criminelle, elle avait peur du moindre reproche, elle s’était forgé une nouvelle douleur, et s’était déjà soumise à elle, s’y était déjà résignée !...

Le soir, au crépuscule, profitant de l’absence d’Ovroff (le nouveau venu de Moscou), j’entrai dans la bibliothèque. Là j’ouvris une armoire et commençai à chercher parmi les livres quelque chose pour lire à haute voix à Alexandra Mikhaïlovna. Je voulais la distraire de ses idées noires, et choisir quelque chose de gai... Je cherchai longtemps et distraitement ; la nuit tombait, et mon angoisse grandissait. Dans mes mains se trouvait de nouveau le livre ouvert à la même page sur laquelle je voyais les traces de la lettre qui, maintenant, ne me quittait pas, de cette lettre renfermant un secret à dater de la connaissance duquel mon existence avait l’air de se briser... « Qu’adviendra-t-il de nous ? pensais-je. Le nid où j’ai été si heureuse, où j’ai eu si chaud se vide, l’esprit pur et clair qui veilla sur ma jeunesse me quitte. Que sera l’avenir ? »



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