Littérature russe — Fyodor Dostoïevski (Достоевский Фёдор Михайлович) 1821 – 1881



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VII


J’étais entrée dans la bibliothèque (cela restera toujours pour moi une minute mémorable), où j’avais pris un roman de Walter Scott, Les eaux de Saint-Ronan, le seul l’ouvrage de cet auteur que je n’avais pas encore lu. Je me rappelle qu’une tristesse sans objet me tourmentait ; c’était comme une sorte de pressentiment. J’avais envie de pleurer. La chambre était très éclairée par les rayons obliques du soleil couchant. Tout était silencieux. Dans les chambres voisines, pas âme qui vive : Piotr Alexandrovitch n’était pas à la maison et Alexandra Mikhaïlovna était malade et couchée. Je pleurais. Ayant ouvert le livre sur la deuxième partie, je le feuilletais en tâchant de trouver un sens aux phrases qui passaient devant mes yeux. J’avais l’air de deviner, comme on s’amuse à le faire en ouvrant un livre au hasard. Je me rappelle que je venais précisément de fermer le volume pour l’ouvrir ensuite au hasard, afin de lire, en pensant à mon avenir, la page qui s’ouvrirait. Ayant ouvert le livre, j’aperçus une feuille de papier à lettre pliée en quatre, et très serrée, comme si elle avait été mise dans ce volume depuis plusieurs années et oubliée là. Avec une grande curiosité je me mis à examiner ma trouvaille. C’était une lettre sans adresse et signée des deux initiales S. O. Mon attention redoubla ; j’ouvris la lettre, dont les feuillets étaient presque collés et qui, à cause de son long séjour entre les pages, avait laissé sur celles-ci un rectangle clair. Les plis de la lettre étaient jaunis ; on voyait qu’autrefois on l’avait lue souvent et qu’on la gardait comme un trésor. Quelques mots frappèrent mes regards, et mon cœur battit d’émotion. Je retournais cette lettre dans ma main comme pour retarder exprès le moment de la lecture. Je la portai fortuitement à la lumière. Oui, il y avait sur ces lignes des traces de larmes ; elles avaient fait des taches sur le papier, et, par endroits, effacé les caractères. De qui étaient ces larmes ? Enfin n’y tenant plus, je lus la moitié de la première page et un cri d’étonnement s’échappa de ma poitrine. Je remis le livre à sa place, refermai la bibliothèque, et, la lettre cachée dans mon corsage, je courus chez moi. Je m’enfermai dans ma chambre et commençai à relire de nouveau la lettre. Mon cœur battait si fort que les mots dansaient devant mes yeux. Il me fallut longtemps pour commencer à comprendre. Cette lettre me découvrait une partie du mystère. Elle me frappa comme la foudre, car j’avais reconnu à qui elle était adressée. Je savais qu’en lisant cette lettre je commettais presque un crime, mais c’était plus fort que moi. La lettre était adressée à Alexandra Mikhaïlovna. Je comprenais vaguement ce qu’elle contenait et, pendant longtemps, elle obséda péniblement ma pensée. Depuis ce jour commença pour moi comme une nouvelle vie. Mon cœur venait d’être révolté pour longtemps, presque pour toujours. J’avais juste deviné mon avenir.

Cette lettre était une dernière, une déchirante lettre d’adieu. Quand je la relus, je sentis un tel serrement de cœur, comme si j’avais moi-même tout perdu, comme si tout s’était enfui de moi, mes rêves et mes espoirs, comme si rien ne me restait plus sauf cette vie qui ne m’était plus nécessaire. Qui donc était celui qui avait écrit cette lettre ? quelle avait été sa vie ensuite ? Dans la lettre il y avait tant d’allusions qu’on ne pouvait s’y tromper ; en même temps elle contenait tant de questions qu’on ne pouvait ne pas se perdre en conjectures. Mais je ne m’y trompai guère. En outre le style de la lettre révélait beaucoup de choses ; il dévoilait le caractère de cette liaison qui avait broyé deux cœurs. Voici cette lettre, je la cite presque mot pour mot :

« Tu as dit que tu ne m’oublierais pas. Je te crois, et désormais, toute ma vie est dans ces paroles. Il faut nous séparer ; notre heure a sonné ! Je le savais depuis longtemps, ma douce belle, mais je ne l’ai compris que maintenant. Pendant tout notre temps, pendant tout le temps que tu m’as aimé, mon cœur souffrait pour notre amour, et, le croiras-tu, maintenant je me sens plus léger ! Je savais depuis longtemps que cela aurait une fin, que c’était fatal qu’il en fût ainsi ! Écoute-moi, Alexandra, nous étions inégaux et, moi, je l’ai toujours senti, toujours ! J’étais indigne de toi, et moi seul devais être puni pour le bonheur vécu. Dis, qu’étais-je auprès de toi avant de te connaître ? Mon Dieu ! Voilà déjà deux années écoulées et jusqu’à maintenant je suis comme un homme sans connaissance ; jusqu’aujourd’hui je ne puis pas comprendre pourquoi tu m’as aimé ! Rappelle-toi ce que j’étais en comparaison de toi ! Étais-je digne de toi ? Avais-je quelque mérite particulier ? Devant toi j’étais grossier et gauche, mon air était triste et morne. Je ne désirais pas une autre vie, je n’y pensais pas ; je ne l’appelais pas et ne voulais pas l’appeler. Tout en moi était opprimé et je ne savais rien au monde de plus important que mon travail quotidien, machinal. Je n’avais pas le souci du lendemain, et même à ce souci j’étais indifférent. Autrefois, il y a bien longtemps de cela, j’avais rêvé de quelque chose. J’avais rêvé comme un sot. Mais depuis, bien des jours s’étaient écoulés et je m’étais mis à vivre seul, sévèrement, tranquillement, ne sentant même pas le froid qui glaçait mon cœur. Tous mes rêves s’étaient endormis. Je savais, j’avais décidé que jamais un autre soleil ne paraîtrait pour moi. Je le croyais et ne me révoltais pas, car je savais qu’il en devait être ainsi. Quand tu passas devant moi, je ne compris pas que je pouvais oser lever les yeux sur toi. J’étais comme un esclave devant toi. Mon cœur ne tremblait pas près de toi, ne me disait rien de toi. Il était calme. Mon âme ne reconnaissait pas la tienne, bien qu’elle ressentît de la douceur près de sa sœur merveilleuse. Je le savais, je le sentais soudain. Cela je pouvais le sentir, parce ce que le soleil luit même sur le plus infime des insectes et le réchauffe et le caresse comme la fleur la plus admirable près de laquelle il se trouve. Quand j’appris tout, tu te rappelles ce soir, après les mots qui ont bouleversé mon âme jusqu’au fond, je fus aveuglé, frappé ; tout, s’embrouillait en moi ; et, sais-tu, j’étais si bouleversé que je ne croyais pas t’avoir comprise ! Je ne t’ai jamais parlé de cela, tu ne savais rien.

« Si j’avais pu, si j’avais osé parlé, je t’aurais avoué tout depuis longtemps. Mais je me taisais.

« Mais maintenant je dirai tout, afin que tu saches qui tu quittes, de quel homme tu te sépares. Sais-tu comment d’abord je t’ai comprise ? La passion m’a saisi comme le feu, elle s’est infiltrée dans mon sang comme le poison et a troublé toutes mes pensées, tous mes sentiments. J’étais enivré. J’étais comme étourdi, et à ton amour pur, miséricordieux, j’ai répondu non d’égal à égal, non comme si j’étais digne de ton amour, mais sans comprendre ni sentir. Je ne t’ai pas comprise. Je t’ai répondu comme à la femme qui, à mon point de vue, s’oubliait jusqu’à moi et non comme à celle qui voulait m’élever jusqu’à elle.

« Sais-tu de quoi je t’ai soupçonnée, ce que signifiait, s’oublier jusqu’à moi » ? Mais non, je ne t’offenserai pas par mon aveu. Je te dirai seulement que tu t’es profondément trompée sur moi ! Jamais jamais, je n’aurais pu m’élever jusqu’à toi. Je ne pouvais que te contempler dans ton amour illimité, une fois que je t’eus comprise. Mais cela n’efface pas ma faute. Ma passion rehaussée par toi n’était pas l’amour. L’amour, je ne le craignais pas. Je n’osais pas t’aimer. Dans l’amour il y a réciprocité, égalité ; et j’en étais indigne. Je ne savais pas ce qui était en moi !

« Oh ! comment te raconter cela ? comment me faire comprendre ?... D’abord je n’y croyais pas... Te rappelles-tu quand ma première émotion fut calmée, quand mon regard s’est éclairci, quand ne restait qu’un seul sentiment, le plus pur, alors mon premier mouvement fut l’étonnement, la peur, et tu te rappelles comment en sanglotant soudain je me suis jeté à tes pieds ? Te rappelles-tu comment, confuse, effrayée, les larmes aux yeux, tu me demandais ce que j’avais ? Je me taisais ; je ne pouvais pas te répondre, mais mon âme se déchirait, mon bonheur m’oppressait comme un fardeau insupportable, et mes sanglots disaient en moi : Pourquoi moi ? Pourquoi ai-je mérité cela, pourquoi ai-je mérité le bonheur ? Oh ! combien de fois, — tu ne le savais pas, — combien de fois, en cachette, ai-je baisé ta robe, car je me savais indigne de toi. Et alors mon cœur battait lentement, fortement, comme s’il voulait s’arrêter pour toujours. Quand je pressais ta main, j’étais tout pâle et tremblant. J’étais gêné par la pureté de ton âme. Oh ! je ne sais pas t’exprimer tout ce qui s’amassait dans mon cœur et que j’ai un tel désir de te dire. Sais-tu que ta tendresse constante envers moi m’était douloureuse ? J’en souffrais. Quand tu m’as embrassé, cela est arrivé une fois et je ne l’oublierai jamais, un brouillard a voilé mes yeux et toute mon âme s’est fondue. Pourquoi ne suis-je pas mort en ce moment, à tes pieds ! Voilà, je te tutoie pour la première fois, bien que depuis longtemps tu me l’aies demandé. Comprends-tu ce que je veux dire ? Je veux te dire tout et je te le dirai. Oui, tu m’aimes, tu m’as aimé comme une sœur aime son frère, tu m’as aimé comme ta créature, parce que tu as ressuscité mon cœur, tu as éveillé mon esprit et tu as versé dans mon âme le doux espoir. Et moi, je ne pouvais pas, je n’osais pas. Jusqu’aujourd’hui jamais je ne t’avais appelée ma sœur, parce que je ne pouvais pas être ton frère, parce que nous ne sommes pas égaux, parce que tu t’es trompée sur moi.

« Mais tu le vois, tout le temps je ne parle que de moi. Même maintenant, dans ce moment de terrible malheur, je ne pense qu’à moi, bien que je sache, cependant, que tu souffres à cause de moi. Oh ! ma chère amie, ne te tourmente pas pour moi ! Si tu savais comme je suis humilié maintenant à mes propres yeux ! Tout s’est découvert ! Et cela a fait tant de bruit ! À cause de moi, on te repoussera, on te jettera à la face le mépris, la raillerie, parce qu’à leurs yeux, je suis si bas ! Oh ! que je suis coupable de ne pas être digne de toi ! Si j’étais quelqu’un d’important, si je leur avais inspiré plus de respect, ils t’auraient pardonné ! Mais je suis bas, je suis nul, ridicule, et rien ne peut être pire que d’être ridicule. Sais-tu dans quelle situation je me trouve maintenant ? Je me raille moi-même et il me semble qu’ils sont dans le vrai, parce que moi-même je me sens ridicule et haïssable. Je le sens. Je hais même ma figure, mes habitudes, mes manières. Je les ai toujours haïes. Oh ! pardonne mon désespoir grossier ! Toi-même m’as habitué à te dire tout. Je t’ai perdue. J’ai attiré sur toi la colère et la raillerie, parce que j’étais indigne de toi.

« Et voilà que cette pensée me tourmente. Elle me ronge le cœur, et il me semble tout le temps que tu aimais en moi non l’homme que je suis, mais celui que tu croyais y trouver ; que tu t’es trompée sur moi. Voilà ce qui m’est insupportable, voilà ce qui me tourmente maintenant jusqu’à la démence.

« Adieu donc, adieu ! Maintenant qu’on sait tout, maintenant que les cris, les déblatérations se donnent carrière (je les ai entendus), maintenant que je me suis humilié à mes propres yeux, que je suis maudit, maintenant il me faut, pour ta tranquillité, fuir, disparaître. On l’exige ainsi. Tu ne me reverras jamais. Il le faut. C’est la destinée ! J’avais trop reçu, c’était une erreur du sort ; maintenant il le répare ; il me retire tout. Mais nous nous sommes rencontrés, nous nous sommes reconnus et nous allons nous séparer jusqu’à la future rencontre. Où se fera-t-elle ? Quand aura-t-elle lieu ? Toute mon âme est pleine de toi. Oh ! pourquoi, pourquoi tout cela ? Pourquoi nous séparons-nous ? Dis-moi, apprends-moi comment déchirer la vie en deux, comment s’arracher le cœur de la poitrine et vivre sans cœur ? Oh ! quand je pense que je ne te verrai plus jamais, jamais ! Mon Dieu, quels cris terribles ils ont poussés ! Comme j’ai peur pour toi ! Je venais de rencontrer ton mari... Tous deux nous sommes indignes de lui, bien que tous deux nous soyons innocents devant lui. Il sait tout, il nous voit, il comprend tout, et, même avant, pour lui tout était clair comme le jour. Il a intercédé héroïquement pour toi. Il te sauvera. Il te défendra contre les clameurs et les cris. Il t’aime et t’estime infiniment. Il est ton sauveur, tandis que moi je m’enfuis ! Je me suis jeté vers lui ; je voulais lui baiser les mains. Il m’a ordonné de partir immédiatement. C’est décidé. On dit qu’à cause de toi il s’est fâché avec eux tous. Là-bas, tous sont contre toi. On lui reproche sa complaisance, sa faiblesse. Mon Dieu, que disent-ils encore de toi ! Ils ne savent pas, ils ne peuvent pas comprendre. Pardonne-leur, ma chérie, comme je leur pardonne, bien qu’ils m’aient pris plus qu’à toi !

« Ma tête s’égare, je ne sais plus ce que je t’écris. Que t’ai-je dit hier en prenant congé ? J’ai tout oublié. J’étais hors de moi ; tu pleurais. Pardonne-moi ces larmes. Je suis si faible. Je voulais te dire encore quelque chose. Oh ! encore une fois baiser tes mains, les couvrir de larmes comme maintenant je couvre de larmes ces pages ; encore une fois être à tes pieds ! S’ils savaient seulement comme ton sentiment était beau. Mais ils sont aveugles, leurs cœurs sont fiers et orgueilleux ; ils ne voient pas et ne verront jamais. Ils ne croiront pas que tu es innocente, si même tout sur la terre le leur criait. Quelle main, la première, te jetterait la pierre ? Oh ! cela ne les gênera pas. Ils jetteront des milliers de pierres, ils les lanceront tous à la fois et se diront sans péchés. Oh ! s’ils savaient ce qu’ils font !... Je suis maintenant au désespoir. Je les calomnie, peut-être, et, peut-être vais-je te communiquer ma crainte. Ne les crains pas ; ne les crains pas, ma chérie ! On te comprendra. Enfin il y a déjà quelqu’un qui t’a comprise : ton mari. Adieu, adieu. Je ne te dis pas merci. Adieu pour toujours.

« s. o. »

Ma confusion était si grande, que je fus longtemps avant de comprendre ce, qui m’était arrivé. J’étais bouleversée et effrayée. La réalité venait de me saisir à l’improviste, au milieu de la vie facile des rêves, où j’étais plongée depuis déjà trois années. Avec crainte, je sentais qu’un grand secret était entre mes mains et que ce secret liait déjà toute mon existence... Comment ? Je l’ignorais encore, mais je sentis que de cette minute, commençait pour moi un nouvel avenir. Maintenant, involontairement, j’étais devenue un membre actif dans la vie et les relations des gens qui, jusqu’à ce jour, constituaient pour moi le monde entier ; et j’avais peur pour moi. Et avec quoi entrais-je dans leur vie, moi étrangère non conviée ? Que leur apportais-je ? Comment se dénoueraient ces liens qui, d’une façon si inattendue, m’attachaient avec le secret des autres ? Comment savoir ? Peut-être mon nouveau rôle serait-il pénible pour eux et pour moi ? Et cependant, je ne pouvais déjà plus me dérober, ne pas accepter ce rôle. Mais qu’adviendrait-il de moi ? Que ferais-je ? Et enfin, qu’avais-je appris ? Des milliers de questions encore obscures et vagues se dressaient devant moi et oppressaient mon cœur. J’étais comme perdue. Je me rappelle qu’à d’autres moments des impressions nouvelles, bizarres, que je n’avais encore jamais éprouvées, m’assaillaient. Je sentais comme quelque chose s’échapper de ma poitrine ; l’angoisse qui remplissait mon cœur disparaissait tout d’un coup, faisant place à quelque chose de nouveau dont je ne savais pas si je devais m’attrister ou me réjouir. Maintenant j’étais comme quelqu’un qui, pour toujours, quitte sa maison, sa vie, jusqu’à ce jour calme, sans nuages, afin d’entreprendre un voyage lointain, inconnu. Pour la dernière fois il regarde autour de lui, en disant mentalement adieu à son passé, cependant qu’un triste pressentiment de l’avenir peut-être sévère, hostile, qui l’attend, s’éveille en son cœur.

Enfin des sanglots convulsifs s’échappèrent de ma poitrine. J’avais besoin de voir, d’entendre quelqu’un, d’embrasser fort, très fort. Je ne pouvais pas, je ne voulais pas maintenant rester seule. Je courus chez Alexandra Mikhaïlovna et demeurai avec elle toute la soirée. Nous étions seules. Je la priai de ne pas jouer, et, refusai de chanter malgré sa demande. Tout m’était devenu soudain douloureux et je ne pouvais m’arrêter à rien. Il me semble que nous avons pleuré. Je me rappelle seulement que je lui faisais peur. Elle m’exhortait à me calmer, à ne pas me troubler. Elle m’observait anxieusement, me disant que j’étais malade, que je ne devais pas me surmener. Enfin, je la quittai toute bouleversée. J’étais comme en délire et me couchai avec la fièvre. Quelques jours se passèrent avant que je me fusse ressaisie, avant que j’eusse pu voir plus clairement ma situation.

À cette époque nous vivions toutes deux, Alexandra Mikhaïlovna et moi, tout à fait isolées. Piotr Alexandrovitch n’était pas à Pétersbourg. Il avait été appelé pour affaire à Moscou, où il passa trois semaines. Malgré le peu de durée de cette séparation, Alexandra Mikhaïlovna était tombée dans une tristesse effrayante. Parfois elle devenait plus calme, mais s’enfermait seule, car j’étais moi-même un fardeau pour elle. En outre, je recherchais aussi la solitude. Ma tête pleine de brouillard travaillait comme dans un état maladif. Parfois, il me semblait que quelqu’un me raillait doucement, que quelque chose était entré en moi qui me troublait et empoisonnait chacune de mes pensées. Je ne pouvais pas me débarrasser des images pénibles qui paraissaient à chaque instant devant moi et ne me laissaient pas de repos. Je me représentais une souffrance longue, sans issue, le martyre, le sacrifice supporté douloureusement et inutilement. Il me semblait que celui pour qui s’accomplissait ce sacrifice le méprisait et le raillait. Il me semblait voir un criminel pardonner à un juste ses péchés, et mon cœur se déchirait. En même temps, je voulais de toutes mes forces me débarrasser de mon soupçon. Je le maudissais, je me haïssais, parce que mes convictions n’étaient en somme que des pressentiments, parce que je ne pouvais pas justifier mes impressions devant ma conscience. Ensuite j’analysais dans mon esprit certaines phrases, ce dernier cri du terrible adieu. Je me représentais cet homme, l’inférieur, je m’efforçais de pénétrer tout le sens pénible de ce mot, j’étais frappée par cet adieu douloureux : « Je suis ridicule et j’ai honte moi-même de ton choix. » Qui était-ce ? Quels étaient ces gens ? De quoi souffraient-ils ? Qu’avaient-ils perdu ? Je relisais cette lettre dans laquelle s’exprimait tant de désespoir et dont le sens était si bizarre, si indéchiffrable pour moi. Enfin tout cela devait se résoudre d’une façon quelconque, mais pour moi je n’y voyais pas d’issue, ou j’en avais peur.

J’étais tout à fait malade, quand, un jour, le bruit d’une voiture entrant dans notre cour se fit entendre. C’était Piotr Alexandrovitch qui revenait de Moscou. Alexandra Mikhaïlovna, avec un cri de joie, s’élança à la rencontre de son mari ; mais, pour moi, je demeurai sur place comme clouée. Je me rappelle que je fus moi-même effrayée de mon émotion subite. N’y pouvant tenir, je m’enfuis dans ma chambre. Je ne comprenais pas de quoi j’avais soudainement peur. Un quart d’heure après, on m’appela et on me remit une lettre du prince. Dans le salon, je rencontrai un monsieur qui était arrivé de Moscou avec Piotr Alexandrovitch. À quelques mots que j’entendis, je compris qu’il venait s’installer chez nous pour longtemps. C’était le fondé de pouvoir du prince. Il était venu à Pétersbourg pour des affaires importantes concernant la famille du prince et dont s’occupait depuis longtemps Piotr Alexandrovitch. Il me remit la lettre du prince en me disant que la jeune princesse avait aussi voulu m’écrire, qu’elle avait affirmé, encore au dernier moment, que cette lettre serait écrite, mais qu’elle l’avait laissé partir les mains vides en le priant de me dire qu’elle n’avait absolument rien à m’écrire, que dans une lettre on ne pouvait rien dire, qu’elle avait gâché cinq feuilles de papier et les avait déchirées et qu’enfin il fallait renouer amitié pour échanger une correspondance. En outre elle l’avait chargé de m’affirmer que nous nous verrions bientôt. L’étranger répondit à ma question impatiente qu’il était en effet certain que nous nous reverrions prochainement, car la famille ne devait pas tarder à venir à Saint-Pétersbourg. À cette nouvelle, je ne pus contenir ma joie. Je courus dans ma chambre, m’y enfermai et, fondant en larmes, j’ouvris la lettre du prince. Le prince me promettait une prochaine rencontre avec lui et Catherine. Avec un sentiment profond il me félicitait de mon talent et enfin me bénissait pour mon avenir auquel il me promettait de veiller. Je pleurai en lisant cette lettre et à mes douces larmes se mêlait une angoisse si insupportable que, je m’en souviens, j’avais peur pour moi. Je ne savais pas ce qui se passait en moi. Quelques jours s’écoulèrent. Dans la chambre voisine de la mienne, où auparavant se tenait le secrétaire de Piotr Alexandrovitch, c’était maintenant le nouveau venu qui travaillait chaque matin et souvent le soir après minuit. D’autres fois il s’enfermait dans le cabinet de Piotr Alexandrovitch et tous deux travaillaient ensemble.

Un jour, après le dîner, Alexandra Mikhaïlovna me pria d’aller dans le cabinet de son mari et de lui demander s’il prendrait le thé avec nous. Je ne trouvai pas Piotr Alexandrovitch, mais pensant qu’il n’allait pas tarder à revenir, je restai à l’attendre. À un des murs était appendu son portrait. Je me rappelle que, tout d’un coup, je tressaillis et me mis à l’examiner attentivement. Il était suspendu assez haut ; en outre, dans la chambre il faisait sombre, et, pour le mieux voir, j’avançai une chaise et montai dessus. Je voulais y chercher quelque chose, comme si je devais trouver là la solution de mes doutes. Je me rappelle que j’étais surtout frappée par les yeux du portrait. J’étais frappée aussi du fait que presque jamais je n’avais vu les yeux de cet homme ; il les cachait toujours sous des lunettes.

Encore enfant, par une prévention incompréhensible, bizarre, je n’aimais pas son regard. Mais maintenant cette prévention avait l’air de se justifier. Mon imagination travaillait. Il me sembla tout d’un coup que les yeux du portrait se détournaient avec confusion de mon regard aigu, qu’ils s’efforçaient de l’éviter, que le mensonge et la tromperie se lisaient en eux. Il me semblait avoir deviné et, je ne sais pourquoi, une joie mystérieuse me saisit.

Soudain un cri léger s’échappa de ma poitrine ; j’avais entendu derrière moi un léger bruit. Je me retournai. Devant moi était Piotr Alexandrovitch. Il me regardait attentivement. Il me parut que tout d’un coup il avait rougi. Je rougis à mon tour et descendit de la chaise.

— Que faites-vous ici ? me demanda-t-il d’une voix sévère. Pourquoi êtes-vous ici ?

Je ne savais que répondre. Me remettant un peu, je lui transmis confusément l’invitation d’Alexandra Mikhaïlovna. Je ne me rappelle pas ce qu’il me répondit ni comment je sortis de son cabinet, mais, en arrivant chez Alexandre Mikhaïlovna, j’avais totalement oublié la réponse qu’elle attendait, et, à tout hasard, je lui dis qu’il viendrait.

— Mais qu’as-tu, Niétotchka ? me demanda-t-elle, tu es toute rouge ; regarde-toi dans la glace, qu’as-tu ?

— Je ne sais pas... J’ai marché trop vite, répondis-je.

— Qu’a dit Piotr Alexandrovitch ? demanda-t-elle troublée.

Je ne répondis pas. À ce moment, les pas de Piotr Alexandrovitch se firent entendre et, aussitôt, je sortis du salon. J’attendis dans l’angoisse pendant deux heures. Enfin on vint me chercher de la part d’Alexandra Mikhaïlovna. Elle était silencieuse et préoccupée. Au moment où j’entrai, elle jeta sur moi un regard scrutateur, mais aussitôt baissa les yeux. Il me sembla qu’une gêne se reflétait sur son visage. Bientôt je remarquai qu’elle était de mauvaise humeur ; elle parlait peu, ne me regardait pas et, en réponse aux questions de B... , se plaignait du mal de tête. Piotr Alexandrovitch était plus loquace que jamais, mais il ne causait guère qu’avec B...

Alexandra Mikhaïlovna s’approcha distraitement du piano.



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